Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/216

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Elle est si réelle, qu’elle ne paraît bien qu’à la réflexion. N’est-il pas singulier qu’entre ces trois ouvrages où l’amour éclate par tout ce qu’il y a de plus puissant dans sa nature étrange, ce soit précisément la force qui distingue les deux chefs-d’œuvre féminins, tandis que la naïveté et la douceur marquent celui que nous devons à un homme ? La force de madame Sand, ardente et ferme, s’exprime dans son sujet avec un entier abandon, avec l’audace de ce qui ne relève que de soi-même, et non d’aucune autre opinion. Il en résulte un tableau des plus audacieux et tout à part dans le monde moral, en même temps qu’une création littéraire, mais, dans cette double action, madame Sand est bien maîtresse de ses moyens, et les déploie librement ; elle n’est point emportée par l’idée, elle en mesure les gradations, aussi bien qu’elle en possède, quelle en rend toute la passion. L’énergie voilée de madame de Charrière est, comme Caliste elle-même, pleine de charme, de retenue et d’insinuation : elle tisse avec des riens une chaîne de vie et de mort. Autant que lord ***, si ce n’est mieux, on pleure sur son malheur, non pas de ces larmes stériles comme celles qu’arrache Ellénore, à qui, malgré ses qualités, on dirait volontiers ce que pense trop souvent Adolphe : Allez ! puissiez-vous être heureuse, pourvu que je ne m’en mêle pas ! Et dans cette fascination sincère, qui met toute la vie de Caliste à la merci des irrésolutions et des actes de son amant, on lui sait presque gré, tant on la comprend, d’essayer de s’y soustraire au moyen du bonheur qu’elle peut encore donnera un honnête homme. En un mot, à part la tache originelle de son histoire, Caliste est une des héroïnes qui réunissent au plus haut degré la simplicité, la passion, le naturel exquis des âmes élevées, l’attrait des esprits ornés, fins et doux, l’idéal enfin, avec un je ne sais quoi de parfaitement humain qui se trouve aussi chez Manon, mais moins peut-être chez Juliette ou chez Leoni. Dans ce dernier roman, l’idée est plus vraiment humaine que les caractères ne sont réels, tandis que ce double mérite est entier dans les deux autres. L’abbé Prévost semble y avoir atteint par bonhomie et par inspiration, madame de Charrière par un suprême effort de talent, par une distinction et une profondeur singulières. Le point commun dans la manière des trois auteurs, c’est une certaine spontanéité qui semble venir du cœur et que le talent gouverne, dispose, assujettit, en lui laissant son coloris et sa verve ; c’est aussi la bonne loi de ce talent qui respecte sa propre tâche, la prend pour but unique, s’y dévoue sans arrière-pensée, et n’y mélange rien d’étranger au sujet, rien qui vienne altérer l’effet d’un drame dont, le premier, l’auteur subit l’influence, accepte l’impression. Il y a beaucoup de pouvoir dans une fascination que le narrateur lui-même semble éprouver.

» Madame Sand y mêle les jets de flamme et l’entraînement sans frein de la passion, telle que, dans notre monde du xixe siècle, l’ont acclimatée la fantaisie de Byron, l’ardeur rêveuse, éloquente et sensualiste de Rousseau, toutes les théories enfin qui, en l’établis-