Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marquées comme elles le méritent, même dans le second rang littéraire dont sa figure ne quittera jamais le demi-jour, on observera en elle, parmi des singularités qui témoignent d’une grande puissance d’esprit, le privilège très rare d’avoir écrit en province comme on ne le fait qu’à Paris. Elle a le tour précis, bref, spirituel et courant de la langue toute française, telle qu’on ne l’apprend et qu’on ne l’emploie guère hors du centre qui la conserve et la vivifie continuellement. Le talent de madame de Charrière semble en avoir toujours possédé l’esprit : en se jouant, elle en trouve les formes dans toute leur clarté rapide, dans leur aisance hardie et pittoresque, dans leur goût châtié et capricieux. Cela lui vient, non comme par une étude bien faite, mais comme par un don inné, partout très rare à ce degré-là, mais surtout remarquable chez une femme qui passa presque toute sa vie en Hollande, à Lausanne, et dans une terre près de Neuchàtel. Si cette réclusion n’a pu arrêter ou borner le développement d’une intelligence si forte et si indépendante des ressources extérieures, celles-ci, en revanche, ont manqué au succès ; du moins on peut le croire en comparant la réputation à peine admise de madame de Charrière avec son mérite d’auteur et surtout d’écrivain. D’autres causes peut-être aussi, en elle, contribuèrent à cette obscurité, et rendirent Caliste une merveille sans sœur parmi les œuvres nombreuses de madame de Charrière. Elles sont cependant dignes d’attention, mais à un point de vue presque uniquement littéraire. Le talent qui les a produites est du petit nombre de ceux qu’il faut regarder d’un peu près, parce qu’ils ont plus de distinction que d’apparence, plus de finesse que de couleur, et plus de pénétration que d’éclat.

» Mais, lorsqu’on s’en approche ainsi, il est difficile de ne pas entrevoir, de ne pas chercher la personne et sa destinée derrière l’auteur et sa vocations si marquée. Là, quelle tristesse intérieure ! dans cet esprit si distingué, quelle ombre de découragements accumulés ! Cette femme si aimable, si bonne, si forte de pensée et de cœur, qui avait tout reçu de la fortune et de la nature pour le bonheur et pour la gloire, ne connut ni la gloire, ni, semble-t-il, le plus humble bonheur. Sa vie, qu’elle avait pourtant arrangée à son gré, fut vide et consumée. L’absence d’un rayon secret, d’une illusion ou d’une foi quelconque, nécessaire à tous les horizons de la terre, même sans parler de ceux du ciel, se fait toujours sentir dans son âme et dans ses écrits. Quand on l’a bien comprise, elle excite autant de pitié que d’admiration. A quoi servent, se dit-on, les plus beaux dons et les plus rares ? à mieux mesurer, à mieux sentir l’aride obscurité de la vie humaine dans tout ce qui lui appartient en propre. Prise comme but, elle est stérile et dérisoire ; comme un passage et un moyen, elle s’explique et ne promet plus rien qu’elle ne puisse tenir. »

(Madame Caroline Olivier.)