Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/248

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Spiegel, à M. Charles Bentinck. Je voulais qu’on les vendît à Paris comme tout autre ouvrage périodique[1]. Benjamin Constant survint, il me regardait écrire, prenait intérêt à mes feuilles, corrigeait quelquefois la ponctuation, se moquait de quelques vers alexandrins qui se glissaient parfois dans ma prose. Nous nous amusions fort. De l’autre côté de la même table, il écrivait sur des cartes de tarots, qu’il se proposait d’enfiler ensemble, un ouvrage sur l’esprit et l’influence de la religion ou plutôt de toutes les religions connues. Il ne m’en lisait rien, ne voulant pas, comme moi, s’exposer à la critique et à la raillerie. Madame de Staël en a parlé dans un de ses livres. Elle l’appelle un grand ouvrage, quoiqu’elle n’en ait vu, dit-elle, que le commencement, quelques cartes sans doute, et elle invite la littérature et la philosophie à se réunir pour exiger de l’auteur qu’il le reprenne et l’achève. Mais elle ne nomme point cet auteur, ne donne point son adresse, de sorte que la littérature et la philosophie eussent été bien embarrassées de lui faire parvenir une lettre. »

Voilà de l’aigreur qui perce un peu vivement et sans but, nous en sommes fâché pour madame de Charrière. Le fait est que l’ouvrage dont parlait madame de Staël ne devait déjà plus être le même que celui qui s’esquissait sur un jeu de cartes à Colombier. Benjamin Constant était le premier à plaisanter de ces transformations de son éternel ouvrage, de cet ouvrage toujours continué et refait tous les cinq ou dix ans, selon les nouvelles idées survenantes : « L’utilité des faits est vraiment merveilleuse, disait-il de ce ton qu’on lui a connu ; voyez, j’ai rassemblé d’abord mes dix mille faits : eh bien ! dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m’ont suffi à tout ; je n’ai eu qu’à m’en servir comme on se sert de

  1. On trouve dans quelques catalogues du temps ces Observations attribuées à Mirabeau. Avis à M. Quérard et aux bibliographes.