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NOTICE.

95). « — Pour qui écrire désormais ? disait l’abbé de La Tour. — Pour moi, dit la baronne. — On ne pense, on ne rêve que politique, continua l’abbé. — J’ai la politique en horreur, répliqua la baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays me donnent un extrême besoin de distraction. J’aurais donc la plus grande reconnaissance pour l’écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fiit-ce qu’un jour ou deux. — Mon Dieu ! madame, reprit l’abbé après un moment de silence, si je pouvais… — Vous pourriez, interrompit la baronne. — Mais non, je ne pourrais pas, dit l’abbé ; mon style vous paraîtrait si fade au prix de celui de tous les écrivains du jour ! Regarde-t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accoutumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux ? — Oui, dit la baronne, on regarderait encore marcher quiconque marcherait avec passablement de grâce et de rapidité vers un but intéressant. — J’essaierai, dit l’abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant, sur sa doctrine du devoir, m’ont rappelé trois femmes que j’ai vues. — Où ? demanda la baronne. — Dans votre pays même, en Allemagne, dit l’abbé. — Des Allemandes ? — Non, des Françaises. Je me suis convaincu auprès d’elles qu’il suffit, pour n’être pas une personne dépravée, immorale, et totalement méprisable ou odieuse, d’avoir une idée quelconque du devoir, et quelque soin de remplir ce qu’on appelle son devoir. N’importe que cette idée soit confuse ou débrouillée, qu’elle naisse d’une source ou d’une autre, qu’elle se porte sur tel ou tel objet, qu’on s’y soumette plus ou moins imparfaitement ; j’oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée quelconque du devoir. »


Là-dessus, grand débat ! Un kantiste de la compagnie donne son explication du devoir, idée universelle, indes-