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DIXIÈME LETTRE


Je crains bien que Cécile n’ait fait une nouvelle conquête ; et, si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection pour son lord. Si ce n’est même qu’une prédilection, elle pourrait bien n’être pas une sauve-garde suffisante. L’homme en question est très aimable : c’est un gentilhomme de ce pays, capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n’avait point de fortune ; une parente éloignée du même nom, héritière d’une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille, a dit qu’elle l’épouserait plus volontiers qu’un autre. Ses parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante, parce qu’elle est vive, hardie, qu’elle parle beaucoup et vite, et qu’elle passait pour une petite espiègle. Il était à sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu’il avait compté ne se pas marier, mais qu’il ferait ce qu’on voudrait ; et on a si bien arrangé les choses, qu’arrivé ici le premier octobre, il s’est trouvé marié le 20. Je crois que le 30, il aurait déjà voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse, altière. Ce qu’elle a d’esprit n’est qu’une sottise vive et à prétention. J’étais allée sans ma fille les féliciter il y a deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison ; et, comme nous sommes un peu parents, c’est dans la mienne qu’il a cherché un refuge. La première fois qu’il y vint, il fut frappé de Cécile, qu’il n’avait vue qu’enfant, et me trouvant presque toujours seule avec elle, ou n’ayant que l’Anglais avec nous, il s’est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous deux ont de la délicatesse