Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux mains, elle les mouilla de larmes. — Qu’est-ce, ma Cécile, lui dis-je, qu’est-ce ? — C’est moi qui vous le demande, maman, me dit-elle. Qu’est-ce qui se passe en moi ? Qu’est-ce que j’ai éprouvé ? De quoi suis-je honteuse ? De quoi est-ce que je pleure ? — S’est-il aperçu de votre trouble ? Lui dis-je. — Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec laquelle je voulais relever un pion tombé. J’ai retiré ma main ; mais je me suis sentie si contente de ce que notre bouderie ne durait plus ! Ses yeux m’ont paru si tendres ! J’ai été si émue ! Dans ce même moment vous avez dit doucement : Cécile, Cécile ! Il aura peut-être cru que je boudais encore, car je ne le regardais pas. — Je le souhaite, lui dis-je. — Je le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le souhaitez-vous ? — Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je, combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler des femmes ? — Mais, dit Cécile, s’il y a ici de quoi penser et dire du mal, il ne pourrait m’accuser sans s’accuser encore plus lui-même. N’a-t-il pas baisé ma main, et n’a-t-il pas été aussi troublé que moi ? — Peut-être, Cécile ; mais il ne se souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne ne lui est pas nouvelle sans doute, et n’est pas d’une si grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image, s’il a rencontré dans la rue une fille facile… — Ah ! Maman ! — Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion : un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu’il n’a le plus souvent que pour l’espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n’est presque rien pour lui. — La grande affaire de notre vie ! Quoi ! Il arrive à des femmes de s’occuper beaucoup d’un homme qui s’occupe peu d’elles ! — Oui, cela arrive. Il