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et madame de charrière.

peut-être les mépriser, mais il faut les maîtriser, si l’on peut, et il faut pour cela se réunir à ce qui se rapproche le plus de nos vues, quitte à penser ce qu’on veut, et à le dire à une personne tout au plus, à vous, car, si je ne vous avais pas, je n’aurais pas mis cette restriction. Nous sommes dans un temps d’orage, et, quand le vent est si fort, le rôle de roseau n’est point agréable. Le rôle de chêne isolé n’est pas sûr, et je ne suis d’ailleurs pas un chêne. Je ne veux donc point être moi, mais être ce que sont ceux qui pensent le plus comme moi, et qui travaillent dans le même sens. Les partis mitoyens ne valent rien ; dans le moment actuel, ils valent moins que jamais. Voilà ma profession de foi, que j’abrège, parce que je suis sûr que vous ne serez jamais de mon avis, dont je ne suis guère. Réservons cette matière pour une conversation ; il est impossible de s’expliquer par lettres. Quant à l’incognito, c’est très fort mon idée de le garder. Je serai deviné, soit, mais pas convaincu… »


Ceux qui se laissent éblouir par ces grands rôles sonores et ces représentations publiques des Gracchus et des tribuns de tous les bords et de tous les temps ne sauraient trop méditer ces tristes aveux d’un homme qui, lui aussi, a été une idole et un drapeau. Je ne veux certes pas dire que tous les personnages qui obtiennent les ovations populaires soient tels, mais beaucoup le sont, et il y a une grande part de ce calcul, de cette fiction dans chacun, même dans les meilleurs[1].

  1. Dans cette même lettre si pleine d’aveux, Benjamin Constant en fait un autre encore que nous ne pouvons manquer d’enregistrer au passage, bien qu’il n’ait pas trait à la politique. Souvent il s’était moqué avec madame de Charrière de la littérature allemande ; madame de Charrière, dans sa hardiesse d’idées, avait plutôt l’esprit français, le tour du xviiie siècle ; Benjamin Constant visait déjà au xixe, et il avait des instincts plus larges, plus flottants, plus aisément excités à toute nouveauté. « Un sujet de plaisanterie que nous aurons perdu, c’est la littérature allemande. Je l’ai beaucoup