Page:Charron - De la sagesse, Lefèvre, 1836.djvu/43

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et nostre estat, et nous rendrions bien autres que ne sommes. Qui ne cognoist ses défauts ne se soucie de les amender ; qui ignore ses necessitez ne se soucie d’y pourvoir ; qui ne sent son mal et sa misere, n’advise point aux réparations, et ne court aux remedes. (…). Et voyci nostre malheur : car nous pensons toutes choses aller bien et estre en seureté : nous sommes tant contents de nous-mesmes, et ainsi doublement miserables. Socrates fut jugé le plus sage des hommes, non pour estre le plus sçavant et plus habile, ou pour avoir quelque suffisance par dessus les autres, mais pour mieux se cognoistre que les autres, en se tenant en son rang, faire bien l’homme. Il estoit le roy des hommes, comme on dict que les borgnes sont roys parmy les aveugles, c’est-à-dire doublement privez de sens : car ils sont de nature foibles et miserables, et avec ce ils sont orgueilleux, et ne sentent pas leur mal. Socrates n’estoit que borgne : car estant homme comme les autres, foible et miserable, il le sçavoit bien, et recognoissoit de bonne foy sa condition, se regloit et vivoit selon elle. C’est ce que vouloit dire la verité à ceux qui, pleins de presomption, par mocquerie luy ayant dict, nous sommes donc, à ton dire, aveugles ? Si vous l’estiez, dict-il, c’est-à-dire le pensiez estre, vous y verriez ; mais pource que vous pensez bien y voir, vous demeurez du tout aveugles : car ceux qui voyent à leur opinion sont aveugles en verité ; et qui sont aveugles à leur opinion, ils voyent. C’est une miserable folie à l’homme de se faire beste pour ne se cognoistre pas bien homme : (…) plusieurs