Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome I, 1827.djvu/165

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
109
LIVRE I, CHAPITRE XIV.

Le vulgaire, qui ne juge jamais bien, estime et faict plus de feste de la memoire que des deux autres, pource qu’elle en conte fort, a plus de monstre, et faict plus de bruit en public. Et pense-t-il que pour avoir bonne memoire l’on est fort savant, et estime plus la science que la sagesse ? c’est toutesfois la moindre des trois, qui peust estre avec la folie et l’impertinence. Mais très rarement elle excelle avec l’entendement et sagesse, car leurs temperamens sont contraires. De cette erreur populaire est venue la mauvaise instruction de la jeunesse qui se voyt par tout [1] : ils sont tousjours après pour lui faire apprendre par cueur (ainsi parlent-ils) ce que les livres disent, affin de les pouvoir alleguer, et à lui remplir et charger la memoire du bien d’autruy, et ne se soucient de lui resveiller et aiguiser l’entendement, et former le jugement pour lui faire valoir son propre bien et ses facultés naturelles, pour le faire sage et habile à toutes choses. Aussi voyons-nous que les plus sçavants qui ont tout Aristote et Ciceron en la teste, sont les plus sots et les plus ineptes aux affaires ; et que le monde est mené et gouverné par ceux qui n’en sçavent rien. Par l’advis de tous les sages, l’entendement est le premier, la plus excellente et la principale piece du harnois : si elle joue bien, tout va bien, et l’homme est sage ; et au rebours, si elle se mesconte, tout va

  1. Voyez ci-après, I. III, chap. 14.