veux-tu, dict le bon compagnon,
ne l’aymer plus, espouse-la. Nous
estimons plus le cheval, la maison, le valet
d’autruy, pource qu’il est à autruy et non à
nous
[1]. C’est chose bien estrange d’estimer plus
les choses en l’imagination qu’en la realité,
comme on faict toutes choses absentes et estrangeres,
soit avant les avoir, ou après les avoir
euës. La cause de ce en tous les deux cas se
peust dire qu’avant les avoir l’on les estime non
selon ce qu’elles valent, mais selon ce que
l’on s’est imaginé qu’elles sont, ou qu’elles ont
esté vantées par autruy : et les possedant l’on
ne les estime que selon le bien et le profict que
l’on en tire ; et après qu’elles nous sont ostées
l’on les considere et regrette toutes entieres
et en blot, ou auparavant l’on n’en jouyssoit
et usoit-on que par le menu, et par pieces
successivement : car l’on pense qu’il y aura tousjours
du temps assez pour en jouir : et à peine
s’apperçoit-on de les avoir et tenir. Voylà
pourquoy le dueil est plus gros et le regret de
ne les avoir, que le plaisir de les tenir : mais
en cecy il y a bien autant de foiblesse que de
misere. Nous n’avons la suffisance de jouir,
mais seulement de desirer. Il y a un autre vice
tout contraire, qui est de s’arrester et agreer
tellement à soy-mesme et à ce qu’on tient,
que de le
- ↑ Pline l'ancien dit : tanta mortalibus rerum suarum satietas est, et alienarum aviditas. Hist. Nat. L. XII, C. 17.