Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/510

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

neuf ans, et ayant achevé sa vie le jour ensuivant celuy de sa nativité. Ceulx qui estoient dedans les vaisseaux à la rade, quand ilz aperceurent ce meurtre, jettèrent une si grande clameur, que l’on l’entendoit jusques à la coste ; et levant en diligence les anchres se mirent à la voile pour s’enfouir à quoy leur servit le vent, qui se leva incontinent frais aussi tost qu’ilz eurent gaigné la haute mer, de manière que les Egyptiens qui s’appareilloient pour voguer après eulx, quand ilz veirent cela, s’en déportèrent, et ayant coupé la teste en jettèrent le tronc du corps hors de la barque, exposé à qui eut envie de veoir un si misérable spectacle.

" Philippus, son affranchy, demoura toujours auprès, jusques à ce que les Egyptiens furent assouvis de le regarder ; et puis l’ayant lavé de l’eau de la mer, et enveloppé d’une sienne pauvre chemise, pource qu’il n’avoit autre chose, il chercha au long de la grève, où il trouva quelque demourant d’un vieil bateau de pescheur, dont les pièces estoient bien vieilles, mais suffisantes pour brusler un pauvre corps nud, et encore non tout entier. Ainsi comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d’aage, qui en ses jeunes ans avoit esté à la guerre sous Pompeius : si luy demanda : " Qui es-tu, mon amy, qui fais cest apprest pour les funerailles du grand Pompeius ? " Philippus lui respondit qu’il estoit un sien affranchy. " Ha ! dit le Romain, tu n’auras pas tout seul cest honneur, et te prie, veuille-moy recevoir pour compagnon en une si saincte et si dévote rencontre, afin que je n’aie point occasion de me plaindre en tout et par tout de m’estre habitué en pays estranger, ayant, en récompense de plusieurs maulx que j’y ay endurez, rencontré au moins ceste bonne adventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensepvelir le plus grand capitaine des Romains. " Voilà comment Pompeius fut ensepulturé. Le lendemain Lucius Lentulus ne sachant rien de ce qui estoit passé, ains venant de Cypre, alloit cinglant au long du rivage, et aperceut un feu de funerailles, et Philippus auprès, lequel il ne recogneut pas du premier coup : si luy demanda : " Qui est celuy qui, ayant ici achevé le cours de sa destinée, repose en ce lieu ? " Mais soubdain, jettant un grand soupir, il ajouta : " Hélas ! à l’adventure est-ce toi, grand Pompeius ? " Puis descendit en terre, là où tantost après il fut pris et tué. Telle fut la fin du grand Pompeius.

" Il ne passa guère de temps après que Caesar n’arrivast en Égypte ainsi troublée et estonnée, là où luy fut la teste de Pompeius présentée ; mais il tourna la face arrière pour ne la point veoir, et ayant en horreur celui qui la luy présentoit comme un meurtrier excommunié, se prit à plorer : bien prit-il l’anneau duquel il cachettoit ses lettres, qui luy fut aussi présenté, et où il y avoit engravé en la pierre un lion tenant une espée, mais il feit mourir Achillas et Pothinus : et leur roy mesme Ptolomaeus ayant esté defaict dans une bataille le long de la rivière du Nil, disparut, de manière qu’on ne sceut oncques puis ce qu’il estoit devenu. Quant au rhétoricien Theodotus, il eschapa la punition de Caesar ; car il s’enfouit de bonne heure, et s’en alla errant çà et là par le pays d’Égypte, estant misérable et haï de tout le monde.