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étude sur chateaubriand

ses sœurs, négligée comme lui, et qu’il nous peint d’abord l’air malheureux, maigre, trop grande pour son âge, une robe disproportionnée à sa taille, la poitrine droite enfermée dans un corps piqué dont les pointes la blessent, avec un collier de fer garni de velours brun au cou, et une toque d’étoffe noire rattachant ses cheveux retroussés sur le haut de la tête. Mais bientôt un souffle de grâce et de mollesse passera sur ce jeune front et y éveillera l’essaim des rêves. Cette sœur Lucile est le type virginal, innocent, de l’Amélie de René. Il n’en dira rien de trop quand il parlera plus tard de sa beauté, de sa grâce, de sa mélancolie qui la lui fera comparer à un Génie funèbre[1].

De Saint-Malo, où l’enfant a passé ses premières années à errer parmi les rochers, à écouter le bruissement des vagues sur les écueils, à béer aux lointains bleuâtres, le voilà tout d’un coup transplanté avec sa famille au château de Combourg, autre cadre plus silencieux et tout mystérieux, la secrète patrie du poëte. À peine entré sous ces grands ombrages, le charme mélancolique l’a saisi, l’ennui enchanté commence. — Envoyé au collége de Dol, il étudie les mathématiques, et sait par cœur ses logarithmes ; il fait des vers latins, surtout il lit le quatrième livre de l’Énéide. Ce quatrième livre, un Horace complet, les volumes de Massillon, où sont les sermons de l’Enfant prodigue et de la Pécheresse, ne sortent bientôt plus de ses mains ; il a le temps de couver ces mêmes rêves durant les vacances solitaires de Combourg : un monde nouveau s’entr’ouvre pour lui ; un nouvel homme s’éveille, qui ne mourra plus. Notons bien l’aveu. — Mais les passions ne viennent jamais seules ; « elles se donnent la main comme les Furies ou comme les

  1. Vers 1803, dévorée d’une mélancolie incurable, et versant, disait-elle agréablement, plus de pleurs que l’Aurore, mais sans avoir comme elle le don de produire des fleurs, sa raison reçut quelques atteintes qui ne la laissaient pas moins, à ce qu’il paraît, adorable et d’une décence charmante. Elle se rendait compte de ces atteintes ; elle retira vers ce temps la promesse de sa main à un homme qui l’aimait passionnément et voulait l’épouser. Entrée dans une maison de retraite à Paris, elle y mourut, et l’on craint même qu’elle n’ait, dans un instant d’égarement, hâté la fin de ses tristes jours. Les Mémoires d’Outre-tombe contiennent d’elle des lettres, de petites compositions ravissantes.