Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 1.djvu/249

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L’Europe, pressée entre un nouveau monde tout républicain et un ancien empire tout militaire, lequel a tressailli subitement au milieu du repos des armes, cette Europe a plus que jamais besoin de comprendre sa position pour se sauver. Qu’aux fautes politiques intérieures on mêle les fautes politiques extérieures, et la décomposition s’achèvera plus vite : le coup de canon dont on refuse quelquefois d’appuyer une cause juste, tôt ou tard on est obligé de le tirer dans une cause déplorable.

Vingt-cinq années se sont écoulées depuis le commencement du siècle. Les hommes de vingt-cinq ans qui vont prendre nos places n’ont point connu le siècle dernier, n’ont point recueilli ses traditions, n’ont point sucé ses doctrines avec le lait, n’ont point été nourris sous l’ordre politique qui l’a régi, en un mot ne sont pas sortis des entrailles de l’ancienne monarchie, et n’attachent au passé que l’intérêt que l’on prend à l’histoire d’un peuple qui n’est plus. Les premiers regards de ces générations cherchèrent en vain la légitimité sur le trône, emportée qu’elle étoit déjà depuis sept années par la révolution. Le géant qui remplissoit le vide immense que cette légitimité avoit laissé après elle, d’une main touchoit le bonnet de la liberté, de l’autre la couronne : il alloit bientôt les mettre à la fois sur sa tête, et seul il étoit capable de porter ce double fardeau.

Ces enfants qui n’entendirent que le bruit des armes, qui ne virent que des palmes autour de leurs berceaux échappèrent par leur âge à l’oppression de l’empire : ils n’eurent que les jeux de la victoire, dont leurs pères portoient les chaînes. Race innocente et libre, ces enfants n’étoient pas nés quand la révolution commit ses forfaits ; ils n’étoient pas hommes quand la restauration multiplia ses fautes ; ils n’ont pris aucun engagement avec nos crimes ou avec nos erreurs.

Combien il eût été facile de s’emparer de l’esprit d’une jeunesse sur laquelle des malheurs qu’elle n’a pas connus ont néanmoins répandu une ombre et quelque chose de grave ! La restauration s’est contentée de donner à cette jeunesse sérieuse des représentations théâtrales des anciens jours, des imitations du passé qui ne sont plus le passé. Qu’a-t-on fait pour la race sur qui reposent aujourd’hui les destinées de la France ? Rien. S’est-on même aperçu qu’elle existoit ? Non ; dans une lutte misérable d’ambitions vulgaires, on a laissé le monde s’arranger sans guide. Les débris du dix-huitième siècle, qui flottent épars dans le dix-neuvième, sont au moment de s’abîmer ; encore quelques années, et la société religieuse, philosophique et politique appartiendra à des fils étrangers aux mœurs de leurs aïeux. Les semences