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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 10.djvu/436

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s'arrête point pour admirer la gloire ; il s'en sert, et passe outre [1] . Ce grand renégat de l'indépendance soupçonnait jusqu'à ses gardes, qu'il faisait relever trois et quatre fois par jour, et dont lui-même, déguisé, épiait les propos. Il passait sa vie à entendre les rapports de ses nombreux espions ; il n'osait plus se montrer en public que revêtu d'une cuirasse cachée sous ses habits, misérable cilice de la peur. Il portait des pistolets chargés dans ses poches. Un jour qu'il essayait un attelage de chevaux frisons, il tomba, et l'un de ses pistolets partit. Quand il voyageait, c'était avec une rapidité extrême : on n'apprenait qu'il avait passé en un lieu que quand il n'y était plus. Dans ce palais de Whitehall, témoin de la grande immolation, Cromwell errait la nuit, comme un spectre poursuivi par un autre spectre ; il ne couchait presque jamais deux fois de suite dans la même chambre, tourmenté en cette demeure par ses remords, comme la veuve de Charles y fut dans la suite désolée par ses souvenirs.

La mort de lady Claypole vint ajouter à la noire mélancolie de Cromwell : cette femme, encore jeune, consumée à Hamptoncourt d'une douloureuse maladie, succomba en accablant son père de reproches, et en l'appelant pour ainsi dire après elle. Il ne tarda pas à la suivre ; depuis quelque temps il souffrait d'une humeur à la jambe : la fièvre le prit dans le même château où sa fille avait rendu le dernier soupir ; on le transporta à Londres. Fidèle à son caractère, Cromwell déclara qu'il avait eu des révélations, qu'il guérirait pour être utile à son pays. Les chapelains de Whitehall annonçaient le prochain rétablissement du prophète : il mourut pourtant. Il expira dans sa cinquante-neuvième année, le 3 septembre 1658, anniversaire des victoires de Dunbar, de Worcester, et de l'ouverture du premier parlement protectoral.

« Cromwell allait ravager toute la chrétienté, dit Pascal, la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son urètre ; Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier, qui n'était rien ailleurs, mis dans cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée et le roi rétabli. »

Il n'y a de vrai dans cette remarque de Pascal que le néant de la gloire et de la nature humaine. Une de ces tempêtes qui précèdent, accompagnent ou suivent les équinoxes, éclata au moment de la mort du Protecteur : le poète Waller, qui chantait tout le monde, annonça en fort beaux vers que les derniers soupirs de Cromwell avaient

  1. Cette dernière phrase se retrouve dans mon Discours non prononcé sur la liberté de la presse ; je l'avais enlevée à ce passage des Quatre Stuarts : je l'ai laissée ici à sa première place. (N.d.A.)