Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/104

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jeune M… qui fit naufrage à l’Île-de-France. Quand vous reçûtes sa dernière lettre, quelques mois après sa mort, sa dépouille terrestre n’existait même plus, et l’instant où vous commenciez son deuil en Europe était celui où on le finissait aux Indes. Qu’est-ce donc que l’homme, dont la mémoire périt si vite ? Une partie de ses amis ne peut apprendre sa mort que l’autre n’en soit déjà consolée ! Quoi, cher et trop cher René, mon souvenir s’effacera-t-il si promptement de ton cœur ? Ô mon frère ! si je m’arrache à vous dans le temps, c’est pour n’être pas séparée de vous dans l’éternité.

« Amélie. »

P. S. « Je joins ici l’acte de la donation de mes biens ; j’espère que vous ne refuserez pas cette marque de mon amitié. »

« La foudre qui fût tombée à mes pieds ne m’eût pas causé plus d’effroi que cette lettre. Quel secret Amélie me cachait-elle ? Qui la forçait si subitement à embrasser la vie religieuse ? Ne m’avait-elle rattaché à l’existence par le charme de l’amitié que pour me délaisser tout à coup ? Oh ! pourquoi était-elle venue me détourner de mon dessein ! Un mouvement de pitié l’avait rappelée auprès de moi ; mais bientôt, fatiguée d’un pénible devoir, elle se hâte de quitter un malheureux qui n’avait qu’elle sur la terre. On croit avoir tout fait quand on a empêché un homme de mourir ! Telles étaient mes plaintes. Puis, faisant un retour sur moi-même : « Ingrate Amélie, disais-je, si tu avais été à ma place, si comme moi tu avais été perdue dans le vide de tes jours, ah ! tu n’aurais pas été abandonnée de ton frère ! »

« Cependant, quand je relisais la lettre, j’y trouvais je ne sais quoi de si triste et de si tendre, que tout mon cœur se fondait. Tout à coup il me vint une idée qui me donna quelque espérance : je m’imaginai qu’Amélie avait peut-être conçu une passion pour un homme qu’elle n’osait avouer. Ce soupçon sembla m’expliquer sa mélancolie, sa correspondance mystérieuse et le ton passionné qui respirait dans sa lettre. Je lui écrivis aussitôt pour la supplier de m’ouvrir son cœur.

« Elle ne tarda pas à me répondre, mais sans me découvrir son secret : elle me mandait seulement qu’elle avait obtenu les dispenses du noviciat et qu’elle allait prononcer ses vœux.

« Je fus révolté de l’obstination d’Amélie, du mystère de ses paroles, et de son peu de confiance en mon amitié.

« Après avoir hésité un moment sur le parti que j’avais à prendre, je résolus d’aller à B… pour faire un dernier effort auprès de ma sœur. La terre où j’avais été élevé se trouvait sur la route. Quand j’aperçus