Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/36

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demeurais immobile pendant des heures, à contempler la cime des lointaines forêts ; tantôt on me trouvait assis au bord d’un fleuve, que je regardais tristement couler. Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude.

« Ne pouvant plus résister à l’envie de retourner au désert, un matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de sauvage, tenant d’une main mon arc et mes flèches et de l’autre mes vêtements européens. Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel je tombai en versant des torrents de larmes. Je me donnai des noms odieux ; je m’accusai d’ingratitude : « Mais enfin, lui dis-je, ô mon père ! tu le vois toi-même : je meurs si je ne reprends la vie de l’Indien. »

« Lopez, frappé d’étonnement, voulut me détourner de mon dessein. Il me représenta les dangers que j’allais courir, en m’exposant à tomber de nouveau entre les mains des Muscogulges. Mais, voyant que j’étais résolu à tout entreprendre, fondant en pleurs et me serrant dans ses bras : « Va, s’écria-t-il, enfant de la nature ! reprends cette indépendance de l’homme, que Lopez ne te veut point ravir. Si j’étais plus jeune moi-même, je t’accompagnerais au désert (où j’ai aussi de doux souvenirs !), et je te remettrais dans les bras de ta mère. Quand tu seras dans tes forêts, songe quelquefois à ce vieil Espagnol qui te donna l’hospitalité, et rappelle-toi, pour te porter à l’amour de tes semblables, que la première expérience que tu as faite du cœur humain a été tout en sa faveur. » Lopez finit par une prière au Dieu des chrétiens, dont j’avais refusé d’embrasser le culte, et nous nous quittâmes avec des sanglots.

« Je ne tardai pas à être puni de mon ingratitude. Mon inexpérience m’égara dans les bois, et je fus pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles, comme Lopez me l’avait prédit. Je fus reconnu pour Natchez à mon vêtement et aux plumes qui ornaient ma tête. On m’enchaîna, mais légèrement, à cause de ma jeunesse. Simaghan, le chef de la troupe, voulut savoir mon nom ; je répondis : « Je m’appelle Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges. » Simaghan me dit : « Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi : tu seras brûlé au grand village. » Je repartis : « Voilà qui va bien ; » et j’entonnai ma chanson de mort.

« Tout prisonnier que j’étais, je ne pouvais, durant les premiers jours, m’empêcher d’admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout son allié, le Siminole, respire la gaieté, l’amour, le contentement. Sa