Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/38

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cette persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble qui pourtant ne venait pas de la crainte du bûcher : « Vierge, vous êtes digne des premières amours, et vous n’êtes pas faite pour les dernières. Les mouvements d’un cœur qui va bientôt cesser de battre répondraient mal aux mouvements du vôtre. Comment mêler la mort et la vie ? Vous me feriez trop regretter le jour. Qu’un autre soit plus heureux que moi, et que de longs embrassements unissent la liane et le chêne ! »

« La jeune fille me dit alors : « Je ne suis point la Vierge des dernières amours. Es-tu chrétien ? » Je répondis que je n’avais point trahi les Génies de ma cabane. À ces mots, l’Indienne fit un mouvement involontaire. Elle me dit : « Je te plains de n’être qu’un méchant idolâtre. Ma mère m’a fait chrétienne ; je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé. » En prononçant ces mots, Atala se lève et s’éloigne. »

Ici Chactas fut contraint d’interrompre son récit. Les souvenirs se pressèrent en foule dans son âme ; ses yeux éteints inondèrent de larmes ses joues flétries : telles deux sources cachées dans la profonde nuit de la terre se décèlent par les eaux qu’elles laissent filtrer entre les rochers.

« Ô mon fils ! reprit-il enfin ; tu vois que Chactas est bien peu sage, malgré sa renommée de sagesse ! Hélas ! mon cher enfant, les hommes ne peuvent déjà plus voir, qu’ils peuvent encore pleurer ! Plusieurs jours s’écoulèrent ; la fille du Sachem revenait chaque soir me parler. Le sommeil avait fui de mes yeux, et Atala était dans mon cœur comme le souvenir de la couche de mes pères.

« Le dix-septième jour de marche, vers le temps où l’éphémère sort des eaux, nous entrâmes sur la grande savane Alachua. Elle est environnée de coteaux qui, fuyant les uns derrière les autres, portent, en s’élevant jusqu’aux nues, des forêts étagées de copalmes, de citronniers, de magnolias et de chênes verts. Le chef poussa le cri d’arrivée, et la troupe campa au pied des collines. On me relégua à quelque distance, au bord d’un de ces puits naturels si fameux dans les Florides. J’étais attaché au pied d’un arbre ; un guerrier veillait impatiemment auprès de moi. J’avais à peine passé quelques instants dans ce lieu, qu’Atala parut sous les liquidambars de la fontaine. « Chasseur, dit-elle au héros muscogulge, si tu veux poursuivre le chevreuil, je garderai le prisonnier. » Le guerrier bondit de joie à cette parole de la fille du chef ; il s’élance du sommet de la colline, et allonge ses pas dans la plaine.