Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/82

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pays des âmes ! Comment feras-tu pour y vivre ? Ton père n’y est point pour t’y nourrir de sa chasse. Tu auras froid, et aucun Esprit ne te donnera des peaux pour te couvrir. Oh ! il faut que je me hâte de t’aller rejoindre pour te chanter des chansons et te présenter mon sein. »

Et la jeune mère chantait d’une voix tremblante, balançait l’enfant sur ses genoux, humectait ses lèvres du lait maternel et prodiguait à la mort tous les soins qu’on donne à la vie.

Cette femme voulait faire sécher le corps de son fils sur les branches d’un arbre, selon la coutume indienne, afin de l’emporter ensuite aux tombeaux de ses pères. Elle dépouilla donc le nouveau-né, et respirant quelques instants sur sa bouche, elle dit : « Âme de mon fils, âme charmante, ton père t’a créée jadis sur mes lèvres par un baiser ; hélas ! les miens n’ont pas le pouvoir de te donner une seconde naissance. » Ensuite elle découvrit son sein, et embrassa ces restes glacés, qui se fussent ranimés au feu du cœur maternel, si Dieu ne s’était réservé le souffle qui donne la vie.

Elle se leva, et chercha des yeux un arbre sur les branches duquel elle pût exposer son enfant. Elle choisit un érable à fleurs rouges, festonné de guirlandes d’apios, et qui exhalait les parfums les plus suaves. D’une main elle en abaissa les rameaux inférieurs, de l’autre elle y plaça le corps ; laissant alors échapper la branche, la branche retourna à sa position naturelle, emportant la dépouille de l’innocence, cachée dans un feuillage odorant. Oh ! que cette coutume indienne est touchante ! Je vous ai vus dans vos campagnes désolées, pompeux monuments des Crassus et des Césars, et je vous préfère encore ces tombeaux aériens du sauvage, ces mausolées de fleurs et de verdure que parfume l’abeille, que balance le zéphyr, et où le rossignol bâtit son nid et fait entendre sa plaintive mélodie. Si c’est la dépouille d’une jeune fille que la main d’un amant a suspendue à l’arbre de la mort, si ce sont les restes d’un enfant chéri qu’une mère a placés dans la demeure des petits oiseaux, le charme redouble encore. Je m’approchai de celle qui gémissait au pied de l’érable ; je lui imposai les mains sur la tête en poussant les trois cris de douleur. Ensuite, sans lui parler, prenant comme elle un rameau, j’écartai les insectes qui bourdonnaient autour du corps de l’enfant. Mais je me donnai de garde d’effrayer une colombe voisine. L’Indienne lui disait : « Colombe, si tu n’es pas l’âme de mon fils qui s’est envolée, tu es sans doute une mère qui cherche quelque chose pour faire un nid. Prends de ces cheveux, que je ne laverai plus dans l’eau d’esquine ; prends-en pour coucher tes petits : puisse le grand Esprit te les conserver ! »