Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/84

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

des peaux de bêtes. Étonné de tout ce que je voyais depuis quelques heures, je m’assis auprès de la jeune mère, et lui dis : « Qu’est-ce que tout ceci, ma sœur ? » Elle me répondit : « Mon frère, c’est la terre de la patrie, ce sont les cendres de nos aïeux, qui nous suivent dans notre exil. — Et comment, m’écriai-je, avez-vous été réduits à un tel malheur ? » La fille de Céluta repartit : « Nous sommes les restes des Natchez. Après le massacre que les Français firent de notre nation pour venger leurs frères, ceux de nos frères qui échappèrent aux vainqueurs trouvèrent un asile chez les Chikassas, nos voisins. Nous y sommes demeurés assez longtemps tranquilles ; mais il y a sept lunes que les blancs de la Virginie se sont emparés de nos terres, en disant qu’elles leur ont été données par un roi d’Europe. Nous avons levé les yeux au ciel, et, chargés des restes de nos aïeux, nous avons pris notre route à travers le désert. Je suis accouchée pendant la marche ; et comme mon lait était mauvais, à cause de la douleur, il a fait mourir mon enfant. » En disant cela, la jeune mère essuya ses yeux avec sa chevelure ; je pleurais aussi.

Or, je dis bientôt : « Ma sœur, adorons le grand Esprit, tout arrive par son ordre. Nous sommes tous voyageurs, nos pères l’ont été comme nous ; mais il y a un lieu où nous nous reposerons. Si je ne craignais d’avoir la langue aussi légère que celle d’un blanc, je vous demanderais si vous avez entendu parler de Chactas le Natchez. » À ces mots, l’Indienne me regarda, et me dit : « Qui est-ce qui vous a parlé de Chactas le Natchez ? » Je répondis : « C’est la Sagesse. » L’Indienne reprit : « Je vous dirai ce que je sais, parce que vous avez éloigné les mouches du corps de mon fils et que vous venez de dire de belles paroles sur le grand Esprit. Je suis la fille de René l’Européen, que Chactas avait adopté. Chactas, qui avait reçu le baptême, et René, mon aïeul si malheureux, ont péri dans le massacre. — L’homme va toujours de douleur en douleur, répondis-je en m’inclinant. Vous pourriez donc aussi m’apprendre des nouvelles du père Aubry ? — Il n’a pas été plus heureux que Chactas, dit l’Indienne. Les Chéroquois, ennemis des Français, pénétrèrent à sa Mission ; ils y furent conduits par le son de la cloche qu’on sonnait pour secourir les voyageurs. Le père Aubry se pouvait sauver, mais il ne voulut pas abandonner ses enfants, et il demeura pour les encourager à mourir par son exemple. Il fut brûlé avec de grandes tortures ; jamais on ne put tirer de lui un cri qui tournât à la honte de son Dieu ou au déshonneur de sa patrie. Il ne cessa, durant le supplice, de prier pour ses bourreaux et de compatir au sort des victimes. Pour lui arracher