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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/30

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retentissant des chants de Tyrtée 17. Ce beau pays, jadis soumis au sceptre de l’antique Nélée 18, présentoit ainsi, du haut de l’Ithome et du péristyle du temple d’Homère, une corbeille de verdure de plus de huit cents stades de tour. Entre le couchant et le midi, la mer de Messénie formoit une brillante barrière ; à l’orient et au septentrion, la chaîne du Taygète, les sommets du Lycée et les montagnes de l’Élide arrêtoient les regards. Cet horizon, unique sur la terre, rappeloit le triple souvenir de la vie guerrière 19, des mœurs pastorales et des fêtes d’un peuple qui comptoit les malheurs de son histoire par les époques de ses plaisirs.

Quinze ans s’étoient écoulés depuis la dédicace du temple. Démodocus vivoit paisiblement retiré à l’autel d’Homère. Sa fille Cymodocée croissoit sous ses yeux, comme un jeune olivier qu’un jardinier élève avec soin 20 au bord d’une fontaine, et qui est l’amour de la terre et du ciel. Rien n’auroit troublé la joie de Démodocus s’il avoit pu trouver pour sa fille un époux qui l’eût traitée avec toutes sortes d’égards, après l’avoir emmenée dans une maison pleine de richesses ; mais aucun gendre n’osoit se présenter, parce que Cymodocée avoit eu le malheur d’inspirer de l’amour à Hiéroclès, proconsul d’Achaïe et favori de Galérius ; Hiéroclès avoit demandé Cymodocée pour épouse 21 ; la jeune Messénienne avoit supplié son père de ne point la livrer à ce Romain impie, dont le seul regard la faisoit frémir. Démodocus avoit aisément cédé aux prières de sa fille : il ne pouvoit confier le sort de Cymodocée à un barbare soupçonné de plusieurs crimes, et qui par des traitements inhumains avoit précipité une première épouse au tombeau.

Ce refus, en blessant l’orgueil du proconsul, n’avoit fait qu’irriter sa passion : il avoit résolu d’employer pour saisir sa proie tous les moyens que donne la puissance unie à la perversité. Démodocus, afin de dérober sa fille à l’amour d’Hiéroclès, l’avoit consacrée aux Muses. Il l’instruisoit de tous les usages des sacrifices : il lui montroit à choisir la génisse sans tache, à couper le poil sur le front des taureaux, à le jeter dans le feu, à répandre l’orge sacrée ; il lui apprenoit surtout à toucher la lyre, charme des infortunés mortels. Souvent assis avec cette fille chérie sur un rocher élevé, au bord de la mer, ils chantoient quelques morceaux choisis de l’Iliade et de l’Odyssée : la tendresse d’Andromaque, la sagesse de Pénélope, la modestie de Nausicaa ; ils disoient les maux qui sont le partage des enfants de la terre 22 : Agamemnon sacrifié par son épouse ; Ulysse demandant l’aumône à la porte de son palais ; ils s’attendrissoient sur le sort de celui qui meurt loin de sa patrie, sans avoir revu la fumée de ses foyers paternels ; et vous aussi, jeunes hommes, ils vous plaignoient, vous qui gardiez les trou-