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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/45

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visiter Lasthénès ? Si vous voulez vous reposer chez lui, il en éprouvera beaucoup de joie. »

« Étranger, répondit Démodocus, Mercure ne vint pas plus heureusement à la rencontre de Priam 14, lorsque le père d’Hector se rendoit au camp des Grecs. Ta robe annonce un sage, et tes propos sont courts, mais pleins de sens. Je te dirai la vérité : nous cherchons le riche Lasthénès, que ses grands biens font passer pour un homme très-heureux. Il habite sans doute ce palais que j’aperçois au bord du Ladon, et qu’on prendroit pour le temple du dieu de Cyllène ?

« Ce palais, répondit l’inconnu, appartient à Hiéroclès 15, proconsul d’Achaïe. Vous êtes arrivés à l’enclos de l’hôte que vous cherchez, et le toit de chaume que vous entrevoyez sur la croupe de la montagne est la demeure de Lasthénès. »

En achevant ces mots, l’étranger ouvrit une barrière, prit les mules par le frein, et fit entrer le char dans l’enclos.

« Seigneur, dit-il alors à Démodocus, on fait aujourd’hui la moisson : si votre serviteur veut conduire vos mules à l’habitation prochaine, je vous montrerai le champ où vous trouverez la famille de Lasthénès. »

Démodocus et Cymodocée descendirent du char, et marchèrent avec l’étranger. Ils suivirent quelque temps un sentier tracé au milieu des vignes, sur un terrain penchant où croissoient çà et là quelques hêtres d’une grosseur démesurée. Ils aperçurent bientôt un champ hérissé de faisceaux de gerbes, et couvert d’hommes et de femmes qui s’empressoient, les uns à charger des chariots, les autres à couper et à lier des épis. En arrivant au milieu des moissonneurs, l’inconnu s’écria :

« Le Seigneur soit avec vous 16 ! »

Et les moissonneurs répondirent :

« Dieu vous donne sa bénédiction ! »

Et ils chantoient, en travaillant, un cantique sur un air grave. Des glaneuses les suivoient en cueillant les nombreux épis 17 qu’ils laissoient exprès derrière eux : leur maître l’avoit ordonné ainsi, afin que ces pauvres femmes pussent ramasser un peu de blé sans honte. Cymodocée reconnut de loin le jeune homme de la forêt ; il étoit assis avec sa mère et ses sœurs, sur des gerbes, à l’ombre d’un andrachné. La famille se leva, et s’avança vers les étrangers.

« Séphora, dit le guide de Démodocus, ma chère épouse, remercions la Providence qui nous envoie des voyageurs. »

« Comment ! s’écria le père de Cymodocée, c’étoit là le riche Lasthénès, et je ne l’ai pas reconnu ! Ah ! combien les dieux se jouent du