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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/69

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LIVRE IV.

tienne9. Qui n’a point entendu parler de vos malheurs et de votre repentir ? Je suis persuadé que vos hôtes de Messénie n’écouteront point eux-mêmes sans intérêt le récit de vos aventures. »

« Sage vieillard, dont l’habit annonce un pasteur des hommes 10, s’écria Démodocus, tu ne prononces pas une parole qu’elle ne soit dictée par Minerve. Il est vrai, comme mon aïeul le divin Homère, je passerois volontiers cinq et même six années à faire ou à écouter des récits. Y a-t-il rien de plus agréable que les paroles d’un homme qui a beaucoup voyagé, et qui, assis à la table de son hôte, tandis que la pluie et les vents murmurent au dehors, raconte, à l’abri de tout danger, les traverses de sa vie ! J’aime à sentir mes yeux mouillés de pleurs, en vidant la coupe d’Hercule : les libations mêlées de larmes sont plus sacrées : la peinture des maux dont Jupiter accable les enfants de la terre tempère la folle ivresse des festins et nous fait souvenir des dieux. Et toi-même, cher Eudore, tu trouveras quelque plaisir à te rappeler les tempêtes que tu supportas avec courage : le nautonier, revenu aux champs de ses pères, contemple avec un charme secret son gouvernail 11 et ses rames suspendues pendant l’hiver au tranquille foyer du laboureur. »

Le Ladon et l’Alphée, en se réunissant au-dessous du verger, embrassoient une île qui sembloit naître du mariage de leurs eaux : elle étoit plantée de ces vieux arbres que les peuples de l’Arcadie regardoient comme leur aïeux 12. C’étoit là qu’Alcimédon coupoit autrefois le bois de hêtre 13 dont il faisoit de si belles tasses aux bergers ; c’étoit là qu’on montroit aussi la fontaine Aréthuse et le laurier qui retenoit Daphné sous son écorce 14. On résolut de passer dans cette île solitaire, afin qu’Eudore ne fût point interrompu dans le récit de ses aventures. Les serviteurs de Lasthénès détachent aussitôt des rives de l’Alphée une longue nacelle, formée du seul tronc d’un pin 15 ; la famille et les étrangers s’abandonnent au cours du fleuve. Démodocus, remarquant l’adresse de ces conducteurs, disoit avec un sentiment de tristesse :

« Arcadiens, qu’est devenu le temps où les Atrides étoient obligés de vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie, et où vous preniez la rame d’Ulysse pour le van de la blonde Cérès 16 ? Aujourd’hui vous vous livrez sans pâlir aux fureurs de la mer immense. Hélas ! le fils de Saturne veut que le danger charme les mortels et qu’ils l’embrassent comme une idole ! »

On touche bientôt à la pointe orientale de l’île, où s’élevoient deux autels à demi ruinés : l’un, sur le rivage de l’Alphée, étoit consacré à la Tempête ; l’autre, au bord du Ladon, étoit dédié à la Tranquillité. La