Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/224

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suspendus de mon chevet ; de sorte que la fille de mon hôte, mon hôte lui-même et ses valets, nous foulaient aux pieds en venant prendre ou accrocher quelque chose aux parois de la muraille.

Si j’ai jamais eu un moment de désespoir dans ma vie, je crois que ce fut celui où, saisi d’une fièvre violente, je sentis que mes idées se brouillaient et que je tombais dans le délire : mon impatience redoubla mon mal. Me voir tout à coup arrêté dans mon voyage par cet accident ! la fièvre me retenir à Kératia, dans un endroit inconnu, dans la cabane d’un Albanais ! Encore si j’étais resté à Athènes ! si j’étais mort au lit d’honneur en voyant le Parthénon ! Mais quand cette fièvre ne serait rien, pour peu qu’elle dure quelques jours, mon voyage n’est-il pas manqué ? Les pèlerins de Jérusalem seront partis, la saison passée. Que deviendrai-je dans l’Orient ? Aller par terre à Jérusalem ? attendre une autre année ? La France, mes amis, mes projets, mon ouvrage que je laisserais sans être fini, me revenaient tour à tour dans la mémoire. Toute la nuit Joseph ne cessa de me donner à boire de grandes cruches d’eau, qui ne pouvaient éteindre ma soif. La terre sur laquelle j’étais étendu était, à la lettre, trempée de mes sueurs, et ce fut cela même qui me sauva. J’avais par moments un véritable délire : je chantais la chanson de Henri IV ; Joseph se désolait et disait : O Dio, che questo ? Il signor canta ! Poveretto !

La fièvre tomba le 28, vers neuf heures du matin, après m’avoir accablé pendant dix-sept heures. Si j’avais eu un second accès de cette violence, je ne crois pas que j’y eusse résisté. Le chevrier revint avec la triste nouvelle qu’aucun bateau de Zéa n’avait paru. Je fis un effort : j’écrivis un mot à M. Fauvel, et le priai d’envoyer un caïque me prendre à l’endroit de la côte le plus voisin du village où j’étais pour me passer à Zéa. Pendant que j’écrivais, mon hôte me contait une longue histoire et me demandait ma protection auprès de M. Fauvel : je tâchai de le satisfaire, mais ma tête était si faible, que je voyais à peine à tracer les mots. Le jeune Grec partit pour Athènes avec ma lettre, se chargeant d’amener lui-même un bateau, si l’on en pouvait trouver.

Je passai la journée couché sur ma natte. Tout le monde était allé aux champs ; Joseph même était sorti ; il ne restait que la fille de mon hôte. C’était une fille de dix-sept à dix-huit ans, assez jolie, marchant les pieds nus et les cheveux chargés de médailles et de petites pièces d’argent. Elle ne faisait aucune attention à moi ; elle travaillait comme si je n’eusse pas été là. La porte était ouverte, les rayons du soleil entraient par cette porte, et c’était le seul endroit de la chambre qui fût éclairé. De temps en temps je tombais dans le sommeil ; je me réveillais, et je voyais toujours l’Albanaise occupée à quelque chose de