Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/248

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Mais une chose qui me frappa et qui me surprit, ce fut l’extrême douceur de l’air. Le ciel, moins pur que celui de l’Attique, avait cette teinte que les peintres appellent un ton chaud, c’est-à-dire qu’il était rempli d’une vapeur déliée un peu rougie par la lumière. Quand la brise de mer venait à manquer, je sentais une langueur qui approchait de la défaillance : je reconnus la molle Ionie. Mon séjour à Smyrne me força à une nouvelle métamorphose ; je fus obligé de reprendre les airs de la civilisation, de recevoir et de rendre des visites. Les négociants qui me firent l’honneur de me venir voir étaient riches, et quand j’allai les saluer à mon tour, je trouvai chez eux des femmes élégantes qui semblaient avoir reçu le matin leurs modes de chez Leroi. Placé entre les ruines d’Athènes et les débris de Jérusalem, cet autre Paris où j’étais arrivé sur un bateau grec, et d’où j’allais sortir avec une caravane turque, coupait d’une manière piquante les scènes de mon voyage : c’était une espèce d’oasis civilisée, une Palmyre au milieu des déserts et de la barbarie. J’avoue néanmoins que, naturellement un peu sauvage, ce n’était pas ce qu’on appelle la société que j’étais venu chercher en Orient : il me tardait de voir des chameaux et d’entendre le cri du cornac.

Le 4 au matin, tous les arrangements étant faits, le guide partit avec les chevaux : il alla m’attendre à Ménémen-Eskélessi, petit port de l’Anatolie. Ma dernière visite à Smyrne fut pour Joseph : Quantum mutatus ab illo ! Etait-ce bien là mon illustre drogman ? Je le trouvai dans une chétive boutique, planant et battant sa vaisselle d’étain. Il avait cette même veste de velours bleu qu’il portait sur les ruines de Sparte et d’Athènes. Mais que lui servaient ces marques de sa gloire ? que lui servait d’avoir vu les villes et les hommes, mores hominum et urbes ? Il n’était pas même propriétaire de son échoppe ! J’aperçus dans un coin un maître à mine refrognée, qui parlait rudement à mon ancien compagnon : C’était pour cela que Joseph se réjouissait tant d’arriver ! Je n’ai regretté que deux choses dans mon voyage : c’est de n’avoir pas été assez riche pour établir Joseph à Smyrne et pour racheter un captif à Tunis. Je fis mes derniers adieux à mon pauvre camarade : il pleurait, et je n’étais guère moins attendri. Je lui écrivis mon nom sur un petit morceau de papier, dans lequel j’enveloppai des marques sincères de ma reconnaissance ; de sorte que le maître de la boutique ne vit rien de ce qui se passait entre nous.