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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/26

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m’attendre qu’on transportât Jérusalem et Athènes à Paris pour me convaincre de mensonge ou de vérité. La confrontation avec les témoins m’a été favorable : mon exactitude s’est trouvée telle, que des fragments de l’Itinéraire ont servi de programme et d’explication populaires aux tableaux des Panoramas.

L’Itinéraire a pris par les événements du jour un intérêt d’une espèce nouvelle : il est devenu, pour ainsi dire, un ouvrage de circonstance, une carte topographique du théâtre de cette guerre sacrée sur laquelle tous les peuples ont aujourd’hui les yeux attachés. Il s’agit de savoir si Sparte et Athènes renaîtront, ou si elles resteront à jamais ensevelies dans leur poussière. Malheur au siècle, témoin passif d’une lutte héroïque, qui croiroit qu’on peut, sans périls comme sans pénétration de l’avenir, laisser immoler une nation ! Cette faute, ou plutôt ce crime, seroit tôt ou tard suivi du plus rude châtiment.

Il n’est pas vrai que le droit politique soit toujours séparé du droit naturel : il y a des crimes qui, en troublant l’ordre moral, troublent l’ordre social, et motivent l’intervention politique. Quand l’Angleterre prit les armes contre la France en 1793, quelle raison donna-t-elle de sa détermination ? Elle déclara qu’elle ne pouvait plus être en paix avec un pays où la propriété était violée, où les citoyens étoient bannis, où les prêtres étoient proscrits, où toutes les lois qui protègent l’humanité et la justice étoient abolies. Et l’on soutiendroit aujourd’hui qu’il n’y a ni massacre, ni exil, ni expropriation en Grèce ! On prétendroit qu’il est permis d’assister paisiblement à l’égorgement de quelques millions de chrétiens !

Des esprits détestables et bornés, qui s’imaginent qu’une injustice, par cela seul qu’elle est consommée, n’a aucune conséquence funeste, sont la peste des États. Quel fut le premier reproche adressé pour l’extérieur, en 1789, au gouvernement monarchique de la France ? Ce fut d’avoir souffert le partage de la Pologne. Ce partage, en faisant tomber la barrière qui séparoit le nord et l’orient du midi et de l’occident de l’Europe, a ouvert le chemin aux armées qui tour à tour ont occupé Vienne, Berlin, Moscou et Paris.

Une politique immorale s’applaudit d’un succès passager : elle se croit fine, adroite, habile ; elle écoute avec un mépris ironique le cri de la conscience et les conseils de la probité. Mais, tandis qu’elle marche et qu’elle se dit triomphante, elle se sent tout à coup arrêtée par les voiles dans lesquels elle s’enveloppoit ; elle tourne la tête et se trouve face à face avec une révolution vengeresse qui l’a silencieusement suivie. Vous ne voulez pas serrer la main suppliante de la Grèce ? Eh bien ! sa main mourante vous marquera d’une tache de sang, afin que l’avenir vous reconnoisse et vous punisse.