Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/262

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par d’innombrables petits bateaux. Cette baie, renfermée entre deux coteaux, présentait en regard et en amphithéâtre Constantinople et Galata. L’immensité de ces trois villes étagées, Galata, Constantinople et Scutari ; les cyprès, les minarets, les mâts des vaisseaux qui s’élevaient et se confondaient de toutes parts ; la verdure des arbres, les couleurs des maisons blanches et rouges ; la mer qui étendait sous ces objets sa nappe bleue, et le ciel qui déroulait au-dessus un autre champ d’azur : voilà ce que j’admirais. On n’exagère point quand on dit que Constantinople offre le plus beau point de vue de l’univers 21. .

Nous abordâmes à Galata : je remarquai sur-le-champ le mouvement des quais et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers ; ceux-ci annonçaient par la couleur diverse de leurs visages, par la différence de leur langage, de leurs habits, de leurs robes, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans, qu’ils étaient venus de toutes les parties de l’Europe et de l’Asie habiter cette frontière des deux mondes. L’absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues, et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d’abord dans l’intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu’en babouches, qu’on n’entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu’il n’y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l’air de se dérober aux regards du maître : Vous arrivez sans cesse d’un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n’étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières sans murs, et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques, qui n’ont de rapport ni avec les hommes modernes ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés : on dirait qu’ils ont été transportés dans cette ville orientale par l’effet d’un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux : ce qu’on voit n’est pas un peuple, mais un troupeau qu’un iman conduit et qu’un janissaire égorge. Il n’y a d’autre plaisir que la débauche, d’autre peine que la mort. Les tristes sons d’une mandoline sortent quelquefois du fond d’un café, et vous apercevez d’infâmes enfants qui exécutent des danses honteuses devant des espèces de singes assis en rond sur de