Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/271

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principaux papas : il racontait de moi des choses étranges ; il me faisait des compliments de la part des pèlerins qui demeuraient à fond de cale et que je n’avais pas remarqués. Au moment des repas, il n’avait jamais d’appétit, tant il était au-dessus des besoins vulgaires ; mais aussitôt que Julien avait achevé de dîner, ce pauvre Jean descendait dans la chaloupe où l’on tenait mes provisions, et, sous prétexte de mettre de l’ordre dans les paniers, il engloutissait des morceaux de jambon, dévorait une volaille, avalait une bouteille de vin, et tout cela avec une telle rapidité qu’on ne voyait pas le mouvement de ses lèvres. Il revenait ensuite d’un air triste me demander si j’avais besoin de ses services. Je lui conseillais de ne pas se laisser aller au chagrin et de prendre un peu de nourriture, sans quoi il courait le risque de tomber malade. Le Grec me croyait sa dupe ; et cela lui faisait tant de plaisir, que je le lui laissais croire. Malgré ces petits défauts, Jean était au fond un très honnête homme, et il méritait la confiance que ses maîtres lui accordaient. Au reste je n’ai tracé ce portrait et quelques autres que pour satisfaire au goût de ces lecteurs qui aiment à connaître les personnages avec lesquels on les fait vivre. Pour moi, si j’avais eu le talent de ces sortes de caricatures, j’aurais cherché soigneusement à l’étouffer ; tout ce qui fait grimacer la nature de l’homme me semble peu digne d’estime : on sent bien que je n’enveloppe pas dans cet arrêt la bonne plaisanterie, la raillerie fine, la grande ironie du style oratoire et le haut comique.

Dans la nuit du 22 au 23 le bâtiment chassa sur son ancre, et nous pensâmes nous perdre sur les débris du vaisseau d’Alexandrie naufragé auprès de nous. Les pèlerins de Chio arrivèrent le 23 à midi : ils étaient au nombre de seize. A dix heures du soir nous appareillâmes par une fort belle nuit, avec un vent d’est modéré, qui remonta au nord le 24 au lever du jour.

Nous passâmes entre Nicaria et Samos. Cette dernière île fut célèbre par sa fertilité, par ses tyrans, et surtout par la naissance de Pythagore. Le bel épisode de Télémaque a effacé tout ce que les poètes nous ont dit de Samos. Nous nous engageâmes dans le canal que forment les Sporades, Pathmos, Leria, Cos, etc., et les rivages de l’Asie. Là serpentait le Méandre, là s’élevaient Ephèse, Milet, Halicarnasse, Cnide : je saluais pour la dernière fois la patrie d’Homère, d’Hérodote, d’Hippocrate, de Thalès, d’Aspasie ; mais je n’apercevais ni le temple d’Ephèse, ni le tombeau de Mausole, ni la Vénus de Cnide ; et sans les travaux de Pococke, de Vood, de Spon, de Choiseul, je n’aurais pu, sous un nom moderne et sans gloire, reconnaître le promontoire de Mycale.