Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/278

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lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j’ouvris les yeux, et j’aperçus les pèlerins qui regardaient la proue du vaisseau. Je demandai ce que c’était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s’était levé la veille à huit heures du soir, et dans la nuit nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j’étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m’enquérant de la montagne sacrée. Chacun s’empressait de me la montrer de la main, mais je n’apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d’auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l’apparition de la Terre Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n’entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau, que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps à temps un cri s’élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J’aperçus enfin moi-même cette montagne comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce ; mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de crainte et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie ; j’allais aborder à ces rives que visitèrent comme moi Godefroy de Bouillon, Raimond de Saint-Gilles, Tancrède le Brave, Hugues le Grand, Richard Cœur de Lion, et ce saint Louis dont les vertus furent admirées des infidèles. Obscur pèlerin, comment oserais-je fouler un sol consacré par tant de pèlerins illustres ?

A mesure que nous avancions et que le soleil montait dans le ciel, les terres se découvraient devant nous. La dernière pointe que nous apercevions au loin, à notre gauche vers le nord, était la pointe de Tyr ; venaient ensuite le cap Blanc, Saint-Jean-d’Acre, le mont Carmel, avec Caïfe à ses pieds, Tartoura, autrefois Dora, le Château-Pèlerin, et Césarée, dont on voit les ruines. Jaffa devait être sous la proue même du vaisseau, mais on ne le distinguait point encore ; ensuite la côte s’abaissait insensiblement jusqu’à un dernier cap au midi, où elle semblait s’évanouir : là commencent les rivages de l’ancienne Palestine, qui vont rejoindre ceux de l’Égypte, et qui sont presque au niveau de la mer. La terre, dont nous pouvions être à huit ou dix lieues, paraissait généralement blanche, avec des ondulations noires, produites par des ombres ; rien ne formait saillie dans la ligne oblique