Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/302

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mystique et le ton inspiré de Murillo : il serait assez singulier qu’un grand maître eût à la crèche ou au tombeau du Sauveur quelque chef-d’œuvre inconnu.

Nous remontâmes au couvent. J’examinai la campagne du haut d’une terrasse. Bethléem est bâtie sur un monticule qui domine une longue vallée. Cette vallée s’étend de l’est à l’ouest : la colline du midi est couverte d’oliviers clairsemés sur un terrain rougeâtre, hérissé de cailloux ; la colline du nord porte des figuiers sur un sol semblable à celui de l’autre colline. On découvre çà et là quelques ruines, entre autres les débris d’une tour qu’on appelle la tour de Sainte-Paule. Je rentrai dans le monastère, qui doit une partie de sa richesse à Baudouin, roi de Jérusalem et successeur de Godefroy de Bouillon : c’est une véritable forteresse, et ses murs sont si épais qu’ils soutiendraient aisément un siège contre les Turcs.

L’escorte arabe étant arrivée, je me préparai à partir pour la mer Morte. En déjeunant avec les religieux qui formaient un cercle autour de moi, ils m’apprirent qu’il y avait au couvent un Père Français de nation. On l’envoya chercher : il vint les yeux baissés, les deux mains dans ses manches, marchant d’un air sérieux ; il me donna un salut froid et court. Je n’ai jamais entendu chez l’étranger le son d’une voix française sans être ému :

Ω φίλτατον φώνημα ! φεῦ τὸ καὶ λαβεῖν
Πρόσθεγμα τοιοῦδ' ἀνδρὸς ἐν χρὸνῳ μακρῷ !
Après un si long temps (…)
Oh ! que cette parole à mon oreille est chère !

Je fis quelques questions à ce religieux. Il me dit qu’il s’appelait le Père Clément ; qu’il était des environs de Mayenne ; que, se trouvant dans un monastère en Bretagne, il avait été déporté en Espagne avec une centaine de prêtres comme lui ; qu’ayant reçu l’hospitalité dans un couvent de son ordre, ses supérieurs l’avaient ensuite envoyé missionnaire en Terre Sainte. Je lui demandai s’il n’avait point envie de revoir sa patrie, et s’il voulait écrire à sa famille. Voici sa réponse mot pour mot : " Qui est-ce qui se souvient encore de moi en France ? Sais-je si j’ai encore des frères et des sœurs ? J’espère obtenir par le mérite de la crèche du Sauveur la force de mourir ici sans importuner personne et sans songer à un pays où je suis oublié. "

Le Père Clément fut obligé de se retirer : ma présence avait réveillé dans son cœur des sentiments qu’il cherchait à éteindre. Telles sont les destinées humaines : un Français gémit aujourd’hui sur la perte