M. Dinelli prit sur lui de franchir le canal formé par l’île de Scarpanto et celle de Coxo. Nous y entrâmes avec un vent violent du sud-ouest. Au lever du jour, nous nous trouvâmes au milieu d’un archipel d’îlots et d’écueils qui blanchissaient de toutes parts. Nous prîmes le parti de nous jeter dans le port de l’île de Stampalie, qui était devant nous.
Ce triste port n’avait ni vaisseaux dans ses eaux ni maisons sur ses rivages. On apercevait seulement un village suspendu comme de coutume au sommet d’un rocher. Nous mouillâmes sous la côte ; je descendis à terre avec le capitaine. Tandis qu’il montait au village, j’examinai l’intérieur de l’île. Je ne vis partout que des bruyères, des eaux errantes qui coulaient sur la mousse, et la mer qui se brisait sur une ceinture de rochers. Les anciens appelèrent pourtant cette île la Table des Dieux, Qewn Trapexa, à cause des fleurs dont elle était semée. Elle est plus connue sous le nom d’ Astypalée ; on y trouvait un temple d’Achille. Il y a peut-être des gens fort heureux dans le misérable hameau de Stampalie, des gens qui ne sont peut-être jamais sortis de leur île, et qui n’ont jamais entendu parler de nos révolutions. Je me demandais si j’aurais voulu de ce bonheur ; mais je n’étais déjà plus qu’un vieux pilote incapable de répondre affirmativement à cette question, et dont les songes sont enfants des vents et des tempêtes.
Nos matelots embarquèrent de l’eau ; le capitaine revint avec des poulets et un cochon vivant. Une felouque candiote entra dans le port ; à peine eut-elle jeté l’ancre auprès de nous, que l’équipage se mit à danser autour du gouvernail : O Graecia vana !
Le vent continuant toujours de souffler du midi, nous appareillâmes le 16 à neuf heures du matin. Nous passâmes au sud de l’île de Nanfia, et le soir, au coucher du soleil, nous aperçûmes la Crète. Le lendemain 17, faisant route au nord-ouest, nous découvrîmes le mont Ida : son sommet, enveloppé de neige, ressemblait à une immense coupole. Nous portâmes sur l’île de Cérigo, et nous fûmes assez heureux pour la passer le 18. Le 19, je revis les côtes de la Grèce, et je saluai le Ténare. Un orage du sud-est s’éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l’île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël, mais le jour de Noël même le vent, se rangeant à l’ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n’oublierai de ma vie la journée du 28. Nous étions à la vue de la Pantalerie : un calme profond survint tout à coup à midi ; le ciel, éclairé de lumière blafarde, était menaçant. Vers le coucher du soleil, une nuit si profonde tomba du ciel, qu’elle justifia à mes yeux la belle expression de Virgile : Ponto nox incubat