Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/455

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

présent jusque dans les murs de Carthage. Sorti enfant de ma patrie, j’y rentre plein de jours ; une longue expérience de la bonne et de la mauvaise fortune m’a appris à juger des choses par la raison et non par l’événement. Votre jeunesse et le bonheur qui ne vous a point encore abandonné vous rendront peut-être ennemi du repos ; dans la prospérité on ne songe point aux revers. Vous avez l’âge que j’avais à Cannes et à Trasimène. Voyez ce que j’ai été, et connaissez par mon exemple l’inconstance du sort. Celui qui vous parle en suppliant est ce même Annibal qui, campé entre le Tibre et le Téveron, prêt à donner l’assaut à Rome, délibérait sur ce qu’il ferait de votre patrie. J’ai porté l’épouvante dans les champs de vos pères, et je suis réduit à vous prier d’épargner de tels malheurs à mon pays. Rien n’est plus incertain que le succès des armes : un moment peut vous ravir votre gloire et vos espérances. Consentir à la paix, c’est rester vous-même l’arbitre de vos destinées ; combattre, c’est remettre votre sort entre les mains des dieux. "

A ce discours étudié, Scipion répondit avec plus de franchise, mais moins d’éloquence : il rejeta comme insuffisantes les propositions de paix que lui faisait Annibal, et l’on ne songea plus qu’à combattre. Il est probable que l’intérêt de la patrie ne fut pas le seul motif qui porta le général romain à rompre avec le général carthaginois, et que Scipion ne put se défendre du désir de se mesurer avec Annibal.

Le lendemain de cette entrevue, deux armées, composées de vétérans, conduites par les deux plus grands capitaines des deux plus grands peuples de la terre, s’avancèrent pour se disputer, non les murs de Rome et de Carthage, mais l’empire du monde, prix de ce dernier combat.

Scipion plaça les piquiers au premier rang, les princes au second, et les triaires au troisième. Il rompit ces lignes par des intervalles égaux, afin d’ouvrir un passage aux éléphants des Carthaginois. Des vélites répandus dans ces intervalles devaient, selon l’occasion, se replier derrière les soldats pesamment armés, ou lancer sur les éléphants une grêle de flèches et de javelots. Lélius couvrait l’aile gauche de l’armée avec la cavalerie latine, et Massinissa commandait à l’aile droite les chevaux numides.

Annibal rangea quatre-vingts éléphants sur le front de son armée, dont la première ligne était composée de Liguriens, de Gaulois, de Baléares et de Maures ; les Carthaginois venaient au second rang ; des Bruttiens formaient derrière eux une espèce de réserve, sur laquelle, le général comptait peu, Annibal opposa sa cavalerie à la cavalerie des Romains, les Carthaginois à Lélius, et les Numides à Massinissa.