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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/105

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remarquoit sur la gauche un cône de terre de quarante à quarante-cinq pieds de haut ; de ce cône partoit un ancien chemin tracé à travers un magnifique bocage de magnolias et de chênes verts, et qui venoit aboutir à une savane. Des fragments de vases et d’ustensiles divers étoient dispersés çà et là, agglomérés avec des fossiles, des coquillages, des pétrifications de plantes et des ossements d’animaux.

Le contraste de ces ruines et de la jeunesse de la nature, ces monuments des hommes dans un désert où nous croyions avoir pénétré les premiers, causoient un grand saisissement de cœur et d’esprit. Quel peuple avoit habité cette île ? Son nom, sa race, le temps de son existence, tout est inconnu ; il vivoit peut-être lorsque le monde qui le cachoit dans son sein étoit encore ignoré des trois autres parties de la terre. Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit que faisoient de grandes nations européennes tombées à leur tour dans le silence, et qui n’ont laissé elles-mêmes que des débris.

Nous examinâmes les ruines : des aufractuosités sablonneuses du tumulus sortoit une espèce de pavot à fleur rose, pesant au bout d’une tige inclinée d’un vert pâle. Les Indiens tirent de la racine de ce pavot une boisson soporifique ; la tige et la fleur ont une odeur agréable, qui reste attachée à la main lorsqu’on y touche. Cette plante étoit faite pour orner le tombeau d’un sauvage : ses racines procurent le sommeil, et le parfum de sa fleur, qui survit à cette fleur même, est une assez douce image du souvenir qu’une vie innocente laisse dans la solitude.

Continuant notre route et observant les mousses, les graminées pendantes, les arbustes échevelés, et tout ce train de plantes au port mélancolique qui se plaisent à décorer les ruines, nous observâmes une espèce d’œnothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles oblongues, dentelées et d’un vert noir ; sa fleur est jaune. Le soir, cette fleur commence à s’entr’ouvrir ; elle s’épanouit pendant la nuit ; l’aurore la trouve dans tout son éclat ; vers la moitié du matin elle se fane ; elle tombe à midi : elle ne vit que quelques heures, mais elle passe ces heures sous un ciel serein. Qu’importe alors la brièveté de sa vie ?

À quelques pas de là s’étendoit une lisière de mimosa ou de sensitive ; dans les chansons des sauvages, l’âme d’une jeune fille est souvent comparée à cette plante[1].

  1. Tous ces divers passages sont de moi ; mais je dois à la vérité historique de dire que si je voyois aujourd’hui ces ruines indiennes de l’Alabama, je rabattrois de leur antiquité.