Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/324

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l’air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d’une onde orageuse qui s’est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. Souvent dans une grande plaine j’ai cru voir de riches moissons ; je m’en approchois : des herbes flétries avoient trompé mon œil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d’une ancienne culture. Point d’oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n’en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l’entrée des châteaux abandonnés. Enfin, l’on diroit qu’aucune nation n’a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine.

C’est du milieu de ce terrain inculte que domine et qu’attriste encore un monument appelé par la voix populaire le Tombeau de Néron[1], que s’élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s’isoler : elle s’est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me seroit impossible de vous dire ce qu’on éprouve lorsque Rome vous apparoît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inania regna, et qu’elle a l’air de se lever pour vous de la tombe où elle étoit couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissoient les prophètes lorsque Dieu leur envoyoit la vision de quelque cité à laquelle il avoit attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris[2]. La multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière de Saturne et de Jacob[3].

  1. Le véritable tombeau de Néron étoit à la porte du Peuple, dans l’endroit même où l’on a bâti depuis l’église de Santa Maria del Popolo.
  2. « C’étoit comme une vision de splendeur. » ézech.
  3. Montaigne décrit ainsi la campagne de Rome, telle qu’elle étoit il y a environ deux cents ans :
    « Nous avions loin, sur notre main gauche, l’Apennin, le prospect du pays mal