Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/337

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qui sentent encore la royauté. Avant de condamner cette opinion, qui peut vous paroître hasardée, il faudroit entendre mes raisons, et je n’ai pas le temps de vous les donner.

Que de choses me resteroient à vous dire sur la littérature italienne ! Savez-vous que je n’ai vu qu’une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devineriez-vous comment ? Je l’ai vu mettre dans la bière ! On me dit qu’il n’étoit presque pas changé. Sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutoit sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil étant un peu trop court, on inclina la tête du défunt sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable. Je tiens de la bonté d’une personne qui lui fut bien chère[1], et de la politesse d’un ami du comte Alfieri, des notes curieuses sur les ouvrages posthumes, les opinions et la vie de cet homme célèbre. La plupart des papiers publics en France ne nous ont donné sur tout cela que des renseignements tronqués et incertains. En attendant que je puisse vous communiquer mes notes, je vous envoie l’épitaphe que le comte Alfieri avoit faite, en même temps que la sienne, pour sa noble amie :


    inscription de manière à ne laisser aucun doute : il y a même une phrase dans Plutarque qui semble favorable à l’opinion que je combats. Un homme du plus grand mérite, et qui m’est d’autant plus cher qu’il est fort malheureux*, a fait, presque en même temps que moi, le voyage de Patria. Nous avons souvent causé ensemble de ce lieu célèbre ; je ne suis pas bien sûr qu’il m’ait dit avoir vu lui-même le tombeau et le mot (ce qui trancheroit la difficulté), ou s’il m’a seulement raconté la tradition populaire. Quant à moi, je n’ai point trouvé le monument, et je n’ai vu que les ruines de la villa, qui sont très-peu de chose. (Voyez ci-dessus, p. 277.)
    Plutarque parle de l’opinion de ceux qui plaçoient le tombeau de Scipion auprès de Rome ; mais ils confondoient évidemment le tombeau des Scipions et le tombeau de Scipion. Tite-Live affirme que celui-ci étoit à Literne, qu’il étoit surmonté d’une statue, laquelle fut abattue par une tempête, et que lui, Tite-Live, avoit vu cette statue. On savoit d’ailleurs par Sénèque, Cicéron et Pline, que l’autre tombeau, c’est-à-dire celui des Scipions, avoit existé en effet à une des portes de Rome. Il a été découvert sous Pie VI ; on en a transporté les inscriptions au musée du Vatican ; parmi les noms des membres de la famille des Scipions trouvés dans le monument, celui de l’Africain manque.
    * M. Bertin l’aîné, que je puis nommer aujourd’hui. Il étoit alors exilé et persécuté par Buonaparte, pour son dévouement a la maison de Bourbon.

  1. La personne pour laquelle avoit été composée d’avance l’épitaphe que je rapportois ici n’a pas fait mentir longtemps le hic sita est : elle est allée rejoindre le comte Alfieri. Rien n’est triste comme de relire, vers la fin de ses jours, ce que l’on a écrit dans sa jeunesse ; tout ce qui étoit au présent, quand on tenoit la plume, se trouve au passé : on parloit de vivants, et il n’y a plus que des morts. L’homme qui vieillit en cheminant dans la vie se retourne pour regarder derrière lui ses compagnons de voyage, et ils ont disparu ! Il est resté seul sur une route déserte.