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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/74

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coteau opposé. Je couchai mon fusil auprès de moi, et je m’abandonnai à ces rêveries dont j’ai souvent goûté le charme,

J’avois à peine passé ainsi quelques minutes, que j’entendis des voix au fond du vallon. J’aperçus trois hommes qui conduisoient cinq ou six vaches grasses. Après les avoir mises paître dans les prairies, ils marchèrent vers la vache maigre, qu’ils éloignèrent à coups de bâton.

L’apparition de ces Européens dans un lieu si désert me fut extrêmement désagréable ; leur violence me les rendit encore plus importuns. Ils chassoient la pauvre bête parmi les roches en riant aux éclats, et en l’exposant à se rompre les jambes. Une femme sauvage, en apparence aussi misérable que sa vache, sortit de la hutte isolée, s’avança vers l’animal effrayé, l’appela doucement et lui offrit quelque chose à manger. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement de joie. Les colons menacèrent de loin l’Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit. Elle s’arrêta à la porte, où son amie la flattoit de la main, tandis que l’animal reconnoissant léchoit cette main secourable. Les colons s’étoient retirés.

Je me levai, je descendis la colline, je traversai le vallon, et, remontant la colline opposée, j’arrivai à la hutte, résolu de réparer autant qu’il étoit en moi la brutalité des hommes blancs. La vache m’aperçut, et fit un mouvement pour fuir ; je m’avançai avec précaution, et je parvins, sans qu’elle s’en allât, jusqu’à l’habitation de sa maîtresse.

L’Indienne étoit rentrée chez elle. Je prononçai le salut qu’on m’avoit appris : Siègoh ! Je suis venu ! L’Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d’usage : Vous êtes venu ! ne répondit rien. Je jugeai que la visite d’un de ses tyrans lui étoit importune. Je me mis alors à mon tour à caresser la vache. L’Indienne parut étonnée : je vis sur son visage jaune et attristé des signes d’attendrissement et presque de gratitude. Ces mystérieuses relations de l’infortune remplirent mes yeux de larmes : il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n’ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, comme si elle craignoit que je ne cherchasse à la tromper ; elle fit ensuite quelques pas, et vint elle-même passer sa main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglois, car j’avois épuisé mon indien : a Elle est bien maigre ! » L’Indienne repartit aussitôt en mauvais anglois : « Elle mange fort peu. » She eats very little. « On l’a chassée rudement, » repris-je. Et la femme me répondit : « Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, both. » Je repris : « Cette prairie n’est donc pas à vous ? » Elle répondit : « Cette prairie était à