Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/77

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Le lendemain de ma visite au chef des Onondagas je continuai mon voyage. Ce vieux chef s’étoit trouvé à la prise de Québec : il avoit assisté à la mort du général Wolf. Et moi, qui sortois de la hutte d’un sauvage, j’étois nouvellement échappé du palais de Versailles, et je venois de m’asseoir à la table de Washington.

À mesure que nous avancions vers Niagara, la route, plus pénible, étoit à peine tracée par des abatis d’arbres : les troncs de ces arbres servoient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portoit alors vers les concessions de Génésée. Les gouvernements des États-Unis vendoient ces concessions plus ou moins cher, selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la multitude des eaux.

Les défrichements offroient un curieux mélange de l’état de nature et de l’état civilisé. Dans le coin d’un bois qui n’avoit jamais retenti que des cris du sauvage et des bruits de la bête fauve, on rencontroit une terre labourée ; on apercevoit du même point de vue la cabane d’un Indien et l’habitation d’un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappeloient la propreté des fermes angloises et hollandoises ; d’autres n’étoient qu’à demi terminées, et n’avoient pour toit que le dôme d’une futaie.

J’étois reçu dans ces demeures d’un jour ; j’y trouvois souvent une famille charmante, avec tous les agréments et toutes les élégances de l’Europe ; des meubles d’acajou, un piano, des tapis, des glaces ; tout cela à quatre pas de la hutte d’un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étoient revenus des bois ou des champs, avec la cognée ou la charrue, on ouvroit les fenêtres ; les jeunes filles de mon hôte chantoient, en s’accompagnant sur le piano, la musique de Paësiello et de Cimarosa, à la vue du désert, et quelquefois au murmure d’une cataracte.

Dans les terrains les meilleurs s’établissoient des bourgades. On ne peut se faire une idée du sentiment et du plaisir qu’on éprouve en voyant s’élancer la flèche d’un nouveau clocher du sein d’une vieille forêt américaine. Comme les mœurs angloises suivent partout les Anglois, après avoir traversé des pays où il n’y avoit pas trace d’habitants, j’apercevois l’enseigne d’une auberge qui pendoit à une branche d’arbre sur le bord du chemin, et que balançoit le vent de la solitude. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontroient à ces caravansérails ; mais la première fois que je m’y reposai je jurai bien que ce seroit la dernière.

Un soir, en entrant dans ces singulières hôtelleries, je restai stupéfait à l’aspect d’un lit immense bâti en rond autour d’un poteau :