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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/23

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défendu d’accepter. On désespéra de trouver parmi les François un front qui osât porter la couronne de Louis XVI. Un étranger se présenta : il fut choisi.

Buonaparte n’annonça pas ouvertement ses projets ; son caractère ne se développa que par degrés. Sous le titre modeste de consul, il accoutuma d’abord les esprits indépendants à ne pas s’effrayer du pouvoir qu’ils avoient donné. Il se concilia les vrais François, en se proclamant le restaurateur de l’ordre, des lois et de la religion. Les plus sages y furent pris, les plus clairvoyants trompés. Les républicains regardoient Buonaparte comme leur ouvrage et comme le chef populaire d’un État libre. Les royalistes croyoient qu’il jouoit le rôle de Monk, et s’empressoient de le servir. Tout le monde espéroit en lui. Des victoires éclatantes, dues à la bravoure des François, l’environnèrent de gloire. Alors il s’enivra de ses succès, et son penchant au mal commença à se déclarer. L’avenir doutera si cet homme a été plus coupable par le mal qu’il a fait que par le bien qu’il eût pu faire et qu’il n’a pas fait. Jamais usurpateur n’eut un rôle plus facile et plus brillant à remplir. Avec un peu de modération, il pouvoit établir lui et sa race sur le premier trône de l’univers. Personne ne lui disputoit ce trône : les générations nées depuis la révolution ne connoissoient point nos anciens maîtres, et n’avoient vu que des troubles et des malheurs. La France et l’Europe étoient lassées ; on ne soupiroit qu’après le repos ; on l’eût acheté à tout prix. Mais Dieu ne voulut pas qu’un si dangereux exemple fût donné au monde, qu’un aventurier pût troubler l’ordre des successions royales, se faire l’héritier des héros, et profiter dans un seul jour de la dépouille du génie, de la gloire et du temps. Au défaut des droits de la naissance, un usurpateur ne peut légitimer ses prétentions au trône que par des vertus : dans ce cas, Buonaparte n’avoit rien pour lui, hors des talents militaires, égalés, sinon même surpassés par ceux de plusieurs de nos généraux. Pour le perdre, il a suffi à la Providence de l’abandonner et de le livrer à sa propre folie.

Un roi de France disoit que « si la bonne foi étoit bannie du milieu des hommes, elle devroit se retrouver dans le cœur des rois » : cette qualité d’une âme royale manqua surtout à Buonaparte. Les premières victimes connues de la perfidie du tyran furent deux chefs des royalistes de la Normandie. MM. de Frotté et le baron de Commarque eurent la noble imprudence de se rendre à une conférence où on les attira sur la foi d’une promesse ; ils furent arrêtés et fusillés. Peu de temps après, Toussaint-Louverture fut enlevé par trahison en Amérique, et probablement étranglé dans le château où on l’enferma en Europe.