Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/36

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recherche des morts : on a compté deux cent quarante-trois mille six cent dix cadavres d’hommes, et cent vingt-trois mille cent trente-trois de chevaux[1]. La peste militaire, qui avoit disparu depuis que la guerre ne se faisoit plus qu’avec un petit nombre d’hommes, cette peste a reparu avec la conscription, les armées d’un million de soldats et les flots de sang humain : et que faisoit le destructeur de nos pères, de nos frères, de nos fils, quand il moissonnoit ainsi la fleur de la France ? Il fuyoit ! il venoit aux Tuileries dire, en se frottant les mains au coin du feu : Il fait meilleur ici que sur les bords de la Bérésina. Pas un mot de consolation aux épouses, aux mères en larmes dont il étoit entouré ; pas un regret, pas un mouvement d’attendrissement, pas un remords, pas un seul aveu de sa folie. Les Tigellins disoient : « Ce qu’il y a d’heureux dans cette retraite, c’est que l’empereur n’a manqué de rien ; il a toujours été bien nourri, bien enveloppé dans une bonne voiture ; enfin, il n’a pas du tout souffert, c’est une grande consolation ; et lui, au milieu de sa cour, paroissoit gai, triomphant, glorieux : paré du manteau royal, la tête couverte du chapeau à la Henri IV, il s’étaloit, brillant sur un trône, répétant les attitudes royales qu’on lui avoit enseignées ; mais cette pompe ne servoit qu’à le rendre plus hideux, et tous les diamants de la couronne ne pouvoient cacher le sang dont il étoit couvert. »

Hélas ! cette horreur des champs de bataille s’est rapprochée de nous ; elle n’est plus cachée dans les déserts : c’est au sein de nos foyers que nous la voyons, dans ce Paris que les Normands assiégèrent en vain il y a près de mille ans, et qui s’enorgueillissoit de n’avoir eu pour vainqueur que Clovis, qui devint son roi. Livrer un pays à l’invasion, n’est-ce pas le plus grand et le plus irrémissible des crimes ? Nous avons vu périr sous nos propres yeux le reste de nos générations ; nous avons vu des troupeaux de conscrits, de vieux soldats pâles et défigurés, s’appuyer sur les bornes des rues, mourant de toutes les sortes de misères, tenant à peine d’une main l’arme avec laquelle ils avoient défendu la patrie, et demandant l’aumône de l’autre main ; nous avons vu la Seine chargée de barques, nos chemins encombrés de chariots remplis de blessés, qui n’avoient pas même le premier appareil sur leurs plaies. Un de ces chars, que l’on suivoit à la trace du sang, se brisa sur le boulevard : il en tomba des conscrits sans bras, sans jambes, percés de balles, de coups de lance, jetant des cris et priant les passants de les achever. Ces malheureux, enlevés à leurs

  1. Extrait d’un rapport officiel du ministre de la police générale au gouvernement russe, en date du 16 mai 1813.