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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 7.djvu/39

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de la religion chrétienne ; tantôt inspiré, tantôt philosophe, ses scènes sont préparées d’avance ; un souverain qui a pu prendre des leçons afin de paroître dans une attitude royale est jugé pour la postérité. Jaloux de paroître original, il n’est presque jamais qu’imitateur ; mais ses imitations sont si grossières, qu’elles rappellent à l’instant l’objet ou l’action qu’il copie ; il essaye toujours de dire ce qu’il croit un grand mot, ou de faire ce qu’il présume une grande chose. Affectant l’universalité du génie, il parle de finances et de spectacles, de guerre et de modes, règle le sort des rois et celui d’un commis à la barrière, date du Kremlin un règlement sur les théâtres, et le jour d’une bataille fait arrêter quelques femmes à Paris. Enfant de notre révolution, il a des ressemblances frappantes avec sa mère : intempérance de langage, goût de la basse littérature, passion d’écrire dans les journaux. Sous le masque de César et d’Alexandre, on aperçoit l’homme de peu et l’enfant de petite famille. Il méprise souverainement les hommes, parce qu’il les juge d’après lui. Sa maxime est qu’ils ne font rien que par intérêt, que la probité même n’est qu’un calcul. De là le système de fusion qui faisoit la base de son gouvernement, employant également le méchant et l’honnête homme, mêlant à dessein le vice et la vertu, et prenant toujours soin de vous placer en opposition à vos principes. Son grand plaisir étoit de déshonorer la vertu, de souiller les réputations : il ne vous touchoit que pour vous flétrir. Quand il vous avoit fait tomber, vous deveniez son homme, selon son expression ; vous lui apparteniez par droit de honte ; il vous en aimoit un peu moins, et vous en méprisoit un peu plus. Dans son administration, il vouloit qu’on ne connût que les résultats, et qu’on ne s’embarrassât jamais des moyens, les masses devant être tout, les individualités rien. « On corrompra cette jeunesse, mais elle m’obéira mieux ; on fera périr cette branche d’industrie, mais j’obtiendrai pour le moment plusieurs millions ; il périra soixante mille hommes dans cette affaire, mais je gagnerai la bataille. » Voilà tout son raisonnement, et voilà comme les royaumes sont anéantis !

Né surtout pour détruire, Buonaparte porte le mal dans son sein, tout naturellement, comme une mère porte son fruit, avec joie et une sorte d’orgueil. Il a l’horreur du bonheur des hommes ; il disoit un jour : « Il y a encore quelques personnes heureuses en France ; ce sont des familles qui ne me connoissent pas, qui vivent à la campagne, dans un château, avec 30 ou 40,000 liv. de rente ; mais je saurai bien les atteindre. » Il a tenu parole. Il voyoit un jour jouer son fils ; il dit à un évêque présent : « Monsieur l’évêque, croyez-vous que cela ait une âme ? » Tout ce qui se distingue par quelque supé-