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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/123

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printemps avec son épouse sur quelque glace flottante[1]. Entraîné par les courants, il s’avance en pleine mer sur ce trône du Dieu des tempêtes. La montagne balance sur les flots ses sommets lumineux et ses arbres de neige ; les loups marins se livrent à l’amour dans ses vallées, et les baleines accompagnent ses pas sur l’Océan. Le hardi sauvage, dans les abris de son écueil mobile, presse sur son cœur la femme que Dieu lui a donnée, et trouve avec elle des joies inconnues dans ce mélange de volupté et de périls.

Ce barbare a d’ailleurs de fort bonnes raisons pour préférer son pays et son état aux nôtres. Toute dégradée que nous paraisse sa nature, on reconnaît soit en lui, soit dans les arts qu’il pratique, quelque chose qui décèle encore la dignité de l’homme. L’Européen se perd tous les jours sur un vaisseau, chef-d’œuvre de l’industrie humaine, au même bord où l’Esquimau, flottant dans une peau de veau marin, se rit de tous les dangers. Tantôt il entend gronder l’Océan, qui le couvre, à cent pieds au-dessus de sa tête ; tantôt il assiège les cieux sur la cime des vagues : il se joue dans son outre au milieu des flots comme un enfant se balance sur des branches unies dans les paisibles profondeurs d’une forêt. En plaçant cet homme dans la région des orages, Dieu lui a mis une marque de royauté : " Va, lui a-t-il crié du milieu du tourbillon, je te jette nu sur la terre ; mais afin que, tout misérable que tu es, on ne puisse méconnaître tes destinées, tu dompteras les monstres de la mer avec un roseau et tu mettras les tempêtes sous tes pieds. "

Ainsi, en nous attachant à la patrie la Providence justifie toujours ses voies, et nous avons pour notre pays mille raisons d’amour. L’Arabe n’oublie point le puits du chameau, la gazelle, et surtout le cheval compagnon de ses courses ; le Nègre se rappelle toujours sa case, sa zagaye, son bananier, et le sentier du zèbre et de l’éléphant.

On raconte qu’un mousse anglais avait conçu un tel attachement pour un vaisseau à bord duquel il était né, qu’il ne pouvait souffrir d’en être séparé un moment. Quand on voulait le punir, on le menaçait de l’envoyer à terre ; il courait alors se cacher à fond de cale, en poussant des cris. Qu’est-ce qui avait donné à ce matelot cette tendresse pour une planche battue des vents ? Certes, ce n’étaient pas des convenances purement locales et physiques. Etaient-ce quelques conformités morales entre les destinées de l’homme et celles du vaisseau ? ou plutôt trouvait-il un charme à concentrer ses joies et ses peines, pour ainsi dire, dans son berceau ? Le cœur aime naturellement à se

  1. Voyez Charlevoix, Hist. de la Nouv. France. (N.d.A.)