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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/155

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l’histoire du genre humain en quelques mots. Nous ne savons pas si le lecteur est frappé comme nous, mais nous trouvons dans cette scène de la Genèse quelque chose de si extraordinaire et de si grand, qu’elle se dérobe à toutes les explications du critique ; l’admiration manque de termes, et l’art rentre dans le néant.

Le Fils de Dieu remonte au ciel, après avoir laissé des vêtements aux coupables. Alors commence ce fameux drame entre Adam et Eve, dans lequel on prétend que Milton a consacré un événement de sa vie, un raccommodement entre lui et sa première femme. Nous sommes persuadé que les grands écrivains ont mis leur histoire dans leurs ouvrages. On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre, et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs.

Adam s’est retiré seul pendant la nuit sous un ombrage : la nature de l’air est changée : des vapeurs froides, des nuages épais obscurcissent les cieux ; la foudre a embrasé les arbres ; les animaux fuient à la vue de l’homme ; le loup commence à poursuivre l’agneau, le vautour à déchirer la colombe. Adam tombe dans le désespoir ; il désire de rentrer dans le sein de la terre. Mais un doute le saisit… s’il avait en lui quelque chose d’immortel ? si ce souffle de vie qu’il a reçu de Dieu ne pouvait périr ? si la mort ne lui était d’aucune ressource ? s’il était condamné à être éternellement malheureux ? La philosophie ne peut demander un genre de beautés plus élevées et plus graves. Non seulement les poètes antiques n’ont jamais fondé un désespoir sur de pareilles bases, mais les moralistes eux-mêmes n’ont rien d’aussi grand.

Eve a entendu les gémissements de son époux : elle s’avance vers lui ; Adam la repousse ; Eve se jette à ses pieds, les baigne de larmes. Adam est touché : il relève la mère des hommes. Eve lui propose de vivre dans la continence, ou de se donner la mort, pour sauver sa postérité. Ce désespoir, si bien attribué à une femme, tant par son excès que par sa générosité, frappe notre premier père. Que va-t-il répondre à son épouse ? " Eve, l’espoir que tu fondes sur le tombeau et ton mépris pour la mort me prouvent que tu portes en toi quelque chose qui n’est pas soumis au néant. "

Le couple infortuné se décide à prier Dieu et à se recommander à la miséricorde éternelle. Il se prosterne et élève un cœur et une voix humiliés vers celui qui pardonne. Ces accents montent au séjour céleste, et le Fils se charge lui-même de les présenter à son Père. On admire avec raison dans l’Iliade les Prières boiteuses, qui suivent l’Injure pour réparer les maux qu’elle a faits. Cependant Milton lutte