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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/329

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Depuis le sire de Joinville jusqu’au cardinal de Retz, depuis les mémoires du temps de la Ligue jusqu’aux mémoires du temps de la Fronde, ce caractère se montre partout ; il perce même jusque dans le grave Sully. Mais quand on veut transporter à l’histoire cet art des détails, les rapports changent ; les petites nuances se perdent dans de grands tableaux, comme de légères rides sur la face de l’Océan. Contraints alors de généraliser nos observations, nous tombons dans l’esprit de système. D’une autre part, ne pouvant parler de nous à découvert, nous nous cachons derrière nos personnages. Dans la narration, nous devenons secs et minutieux, parce que nous causons mieux que nous ne racontons ; dans les réflexions générales, nous sommes chétifs ou vulgaires, parce que nous ne connaissons bien que l’homme de notre société[1].

Enfin, la vie privée des Français est peu favorable au génie de l’histoire. Le repos de l’âme est nécessaire à quiconque veut écrire sagement sur les hommes : or, nos gens de lettres, vivant la plupart sans famille ou hors de leur famille, portant dans le monde des passions inquiètes et des jours misérablement consacrés à des succès d’amour-propre, sont par leurs habitudes en contradiction directe avec le sérieux de l’histoire. Cette coutume de mettre notre existence dans un cercle borne nécessairement notre vue et rétrécit nos idées. Trop occupés d’une nature de convention, la vraie nature nous échappe ; nous ne raisonnons guère sur celle-ci qu’à force d’esprit et comme au hasard, et quand nous rencontrons juste, c’est moins un fait d’expérience qu’une chose devinée.

Concluons donc que c’est au changement des affaires humaines, à un autre ordre de choses et de temps, à la difficulté de trouver des routes nouvelles en morale, en politique et en philosophie, que l’on doit attribuer le peu de succès des modernes en histoire ; et quant aux Français, s’ils n’ont en général que de bons mémoires, c’est dans leur propre caractère qu’il faut chercher le motif de cette singularité.

On a voulu la rejeter sur des causes politiques : on a dit que si l’histoire

  1. Nous savons qu’il y a des exceptions à tout cela, et que quelques écrivains français se sont distingués comme historiens. Nous rendrons tout à l’heure justice à leur mérite, mais il nous semble qu’il serait injuste de nous les opposer, et de faire des objections qui ne détruiraient pas un fait général. Si l’on en venait là, quels jugements seraient vrais en critique ? Les théories générales ne sont pas de la nature de l’homme : le vrai le plus pur a toujours en soi un mélange de faux. La vérité humaine est semblable à un triangle qui ne peut avoir qu’un seul angle droit, comme si la nature avait voulu graver une image de notre insuffisante rectitude dans la seule science réputée certaine parmi nous. (N.d.A.)