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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/67

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l’envie le porte dans son cœur, et l’éloquence à son caducée. Aux enfers, il arme les fouets des furies ; au ciel, l’éternité en fait son symbole. Il possède encore l’art de séduire l’innocence ; ses regards enchantent les oiseaux dans les airs ; et sous la fougère de la crèche, la brebis lui abandonne son lait. Mais il se laisse lui-même charmer par de doux sons, et pour le dompter le berger n’a besoin que de sa flûte.

Au mois de juillet 1791, nous voyagions dans le Haut-Canada, avec quelques familles sauvages de la nation des Onontagués. Un jour que nous étions arrêtés dans une grande plaine, au bord de la rivière Génésie, un serpent à sonnette entra dans notre camp. Il y avoit parmi nous un Canadien qui jouait de la flûte ; il voulut nous divertir, et s’avança contre le serpent avec son arme d’une nouvelle espèce. À l’approche de son ennemi, le reptile se forme en spirale, aplatit sa tête, enfle ses joues, contracte ses lèvres, découvre ses dents empoisonnées et sa gueule sanglante ; il brandit sa double langue comme deux flammes ; ses yeux sont deux charbons ardents ; son corps gonflé de rage s’abaisse et s’élève comme les soufflets d’une forge ; sa peau dilatée devient terne et écailleuse, et sa queue, dont il sort un bruit sinistre, oscille avec tant de rapidité, qu’elle ressemble à une légère vapeur.

Alors le Canadien commence à jouer sur sa flûte ; le serpent fait un mouvement de surprise, et retire la tête en arrière. À mesure qu’il est frappé de l’effet magique, ses yeux perdent leur âpreté, les vibrations de sa queue se ralentissent, et le bruit qu’elle fait entendre s’affoiblit et meurt peu à peu. Moins perpendiculaires sur leur ligne spirale, les orbes du serpent charmé s’élargissent, et viennent tour à tour se poser sur la terre, en cercles concentriques. Les nuances d’azur, de vert, de blanc et d’or, reprennent leur éclat sur sa peau frémissante, et, tournant légèrement la tête, il demeure immobile, dans l’attitude de l’attention et du plaisir.

Dans ce moment le Canadien marche quelques pas, en tirant de sa flûte des sons doux et monotones ; le reptile baisse son cou nuancé, entr’ouvre avec sa tête les herbes fines, et se met à ramper sur les traces du musicien qui l’entraîne, s’arrêtant lorsqu’il s’arrête, et recommençant à le suivre quand il commence à s’éloigner. Il fut ainsi conduit hors de notre camp, au milieu d’une foule de spectateurs, tant sauvages qu’européens, qui en croyaient à peine leurs yeux : à cette merveille de la mélodie, il n’y eut qu’une seule voix dans l’assemblée pour qu’on laissât le merveilleux serpent s’échapper.

À cette sorte d’éducation, tirée des mœurs du serpent, en faveur