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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/79

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du Miani, du Wabache, de l’Ohio, et surtout du Scioto[1], où ils occupent un espace de plus de vingt lieues en longueur. Ce sont des murs en terre avec des fossés, des glacis, des lunes, demi-lunes, et de grands cônes qui servent de sépulcres. On a demandé, mais sans succès, quel peuple a laissé de pareilles traces ? L’homme est suspendu dans le présent, entre le passé et l’avenir, comme sur un rocher entre deux gouffres ; derrière lui, devant lui, tout est ténèbres ; à peine aperçoit-il quelques fantômes qui, remontant du fond des deux abîmes, surnagent un instant à leur surface, et s’y replongent.

Quelles que soient les conjectures sur ces ruines américaines, quand on y joindroit les visions d’un monde primitif et les chimères d’une Atlantide, la nation civilisée qui a peut-être promené la charrue dans la plaine où l’Iroquois poursuit aujourd’hui les ours n’a pas eu besoin, pour consommer ses destinées, d’un temps plus long que celui qui a dévoré les empires de Cyrus, d’Alexandre et de César. Heureux du moins ce peuple qui n’a point laissé de nom dans l’histoire et dont l’héritage n’a été recueilli que par les chevreuils des bois et les oiseaux du ciel ! Nul ne viendra renier le Créateur dans ces retraites sauvages, et, la balance à la main, peser la poudre des morts, pour prouver l’éternité de la race humaine.

Pour moi, amant solitaire de la nature et simple confesseur de la Divinité, je me suis assis sur ces ruines. Voyageur sans renom, j’ai causé avec ces débris comme moi-même ignorés. Les souvenirs confus des hommes et les vagues rêveries du désert se mêloient au fond de mon âme. La nuit étoit au milieu de sa course ; tout étoit muet, et la lune, et les bois, et les tombeaux. Seulement, à longs intervalles, on entendoit la chute de quelque arbre que la hache du temps abattoit dans la profondeur des forêts : ainsi tout tombe, tout s’anéantit.

Nous ne nous croyons pas obligé de parler sérieusement des quatre jogues, ou âges indiens, dont le premier a duré trois millions deux cent mille ans, le second un million d’années, le troisième seize cent mille ans, et le quatrième, ou l’âge actuel, qui durera quatre cent mille ans.

Si l’on joint à toutes ces difficultés de chronologie, de logographie et de faits, les erreurs qui naissent des passions de l’historien ou des hommes qui vivent dans ses fastes ; si on y ajoute les fautes de copistes, et mille accidents de temps et de lieux, il faudra, de nécessité, convenir que toutes les raisons en faveur de l’antiquité du globe

  1. Voyez la note VIII, à la fin du volume.