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Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/121

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Mila a volé dans les bras d’Outougamiz ; René est auprès de Céluta ; Jacques soutient sa vieille mère, qui lui essuie le front et les cheveux ; Adélaïde et Harlay se viennent joindre à leurs amis.

Céluta commençait à faire entendre quelques paroles inarticulées d’une douceur extrême. « Elle vient de la patrie des anges, dit le capitaine ; elle en a rapporté le langage. » Mila, qui regardait Adélaïde, disait : « C’est Céluta ressuscitée en femme blanche. » Tous les cœurs étaient pleins des plus beaux sentiments : la religion, l’amour, l’amitié, la reonnaissance, se mêlaient à ce soulagement qui suit une grande douleur passée. Ce n’était pas, il est vrai, un retour complet au bonheur, mais c’était un coup de soleil à travers les nuages de la tempête. L’âme de l’homme, si sujette à l’espérance, saisissait avec avidité ce rayon de lumière, hélas ! trop rapide. « Tout le monde pleure encore ! disait Mila, mais c’est comme si l’on riait. »

Ces rencontres, en apparence si mystérieuses, s’expliquaient avec une grande simplicité. Le capitaine d’Artaguette avait tour à tour sauvé et délivré au fort Rosalie René, Céluta, Mila et Outougamiz ; Céluta, Mila et Outougamiz avaient suivi René à la Nouvelle-Orléans, tous trois entraînés par le dévouement au malheur, tous trois arrivés à quelques heures de distance les uns des autres, pour se mêler à des scènes de deuil et d’oppression.

D’une autre part, Ondouré s’était vu au moment d’être pris dans ses propres pièges : s’il avait désiré une attaque de Chépar contre Adario et Chactas, pour se délivrer du joug de ces deux vieillards, il ne s’attendait pas à la scène que produisit l’esclavage du premier sachem. Il craignit que ces violences, en amenant une rupture trop prompte entre les Français et les sauvages, ne fissent avorter tout son plan. Dans cette extrémité, l’édile, fécond en ressources, se hâta d’offrir l’abandon des terres pour le rachat de la liberté d’Adario ; Chépar accepta l’échange, et d’Artaguette fut chargé de porter la convention à la Nouvelle-Orléans.

Le capitaine arriva à l’instant même où le conseil venait de prononcer la sentence contre René. D’Artaguette, après avoir annoncé au gouverneur la pacification des troubles, réclama le prisonnier comme son ami et comme son frère. Il montra des lettres d’Europe qui prouvaient que René tenait à une famille puissante. Cette découverte agit plus que toute autre considération sur un homme à la fois prudent et ambitieux :

— Si vous croyez, dit le gouverneur au capitaine, qu’on a trop précipité cette affaire, il est encore temps d’envoyer un contre-ordre ; mais qu’on ne me parle plus de ce René, en faveur duquel Harlay et Adélaïde n’ont cessé de m’importuner depuis trois jours.

La cédule pour l’élargissement du prisonnier fut signée ; mais, délivrée trop tard, elle serait devenue inutile sans le dévouement du grenadier Jacques : le capitaine avait amené avec lui ce fidèle militaire. Tandis que celui-ci suivait la frégate, d’Artaguette, instruit de toutes les circonstances de l’apparition de Céluta, de Mila et d’Outougamiz, s’empressa de chercher ces infortunés : il fut ainsi conduit par les soldats au lieu où il trouva Céluta expirante.

Le bonheur, ou ce qui semblait être le bonheur, comparé aux maux de la veille, rendit à l’épouse de René, sinon toutes ses forces, du moins tout son amour. Le capitaine d’Artaguette et le général son frère se proposèrent de donner à leurs amis une petite fête, bien différente de celle qu’avait entrevue Céluta au palais du gouverneur. Adélaïde et Harlay y furent invités les premiers ; Jacques et sa mère étaient du nombre des convives. La riante villa du général avait été livrée à ses hôtes, et Mila et Outougamiz s’en étaient emparés comme de leur cabane.

Le simple couple n’avait pas plus tôt vu tout le monde heureux, qu’il ne s’était plus souvenu de personne : après avoir parcouru les appartements et s’être miré dans les glaces, il s’était retiré dans un cabinet rempli de toutes les parures d’une femme.

— Eh bien dit Mila ; que penses-tu de cette grande hutte ?

— Moi, dit Outougamiz, je n’en pense rien.

— Comment ! tu n’en penses rien ? répliqua Mila en colère.

— Ecoute, dit Outougamiz, tu parles maintenant comme une chair blanche, et je ne t’entends plus. Tu sais que je n’ai point d’esprit : quand René est fait prisonnier par les Illinois ou par les Français, je m’en vais le chercher. Je n’ai pas besoin de penser pour cela ; je ne veux point penser du tout, car je crois que c’est là le mauvais Manitou de René.

— Outougamiz, dit Mila en croisant les bras et s’asseyant sur le tapis, tu me fais mourir de honte parmi toutes ces chairs blanches ; il faut que je te remmène bien vite. J’ai fait là une belle chose de te suivre ! Que dira ma mère ? Mais tu m’épouseras, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit Outougamiz, mais dans ma cabane, et non pas dans cette grande vilaine hutte. As-tu vu ce sachem à la robe noire, qui était pendu au mur, qui ne remuait point et qui me suivait toujours des yeux ?

— C’est un esprit, répondit Mila. La grande