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Outougamiz, tenant une torche odorante à la main, sortit au milieu de la nuit ; les brises agitaient les rayons d’or de l’étoile amoureuse, comme on raconte que les zéphyrs se jouaient à Paphos dans la chevelure embaumée de la mère des Grâces. Le jeune homme entrevoit le toit de sa maîtresse : des craintes et des espérances soulèvent son sein. Il s’approche, il relève l’écorce suspendue devant la porte de la cabane de Mila, et se trouve dans la partie même de cette cabane où l’Indienne dormait seule.

La jeune fille était couchée sur un lit de mousse. Un voile d’écorce de mûrier se roulait en écharpe autour d’elle ; ses bras nus reposaient croisés sur sa tête, et ses mains avaient laissé tomber des fleurs.

Un pied tendu en arrière, le corps penché en avant, Outougamiz contemplait à la lueur de son flambeau la scène charmante. Agitée par les illusions d’un songe, Mila murmure quelques mots ; un sourire se répand sur ses lèvres. Outougamiz croit distinguer son nom dans des paroles à demi formées ; il s’incline au bord de la couche, prend une branche de jasmin des Florides échappée à la main de Mila, et réveille la fille des bois, en passant légèrement sur sa bouche virginale la fleur parfumée.

Mila s’éveille, fixe des regards effrayés sur son amant, sourit, reprend son air d’épouvante, sourit encore. « C’est moi ! s’écrie Outougamiz, moi, le frère de Céluta, le guerrier qui veut être ton époux. » Mila hésite, avance ses lèvres pour éteindre la torche de l’hymen, retire la tête avec précipitation, rapproche encore sa bouche du flambeau… La nuit s’étend dans la cabane.

Quelques instants de silence suivirent l’invasion des ombres. Outougamiz dit ensuite à Mila : « Je t’aime comme la lumière du soleil ; je veux être ton frère. »

— Et moi ta sœur, » répondit Mila.

— Tu deviendras mon épouse, continua l’ami de René : un petit guerrier te sourira ; tu baiseras ses yeux ; tu lui chanteras les exploits de ses pères ; tu lui apprendras à prononcer le nom d’Outougamiz.

— Tu me fais pleurer, répondit Mila : moi, je t’accompagnerai dans les forêts, je porterai tes flèches et j’allumerai le bûcher de la nuit. »

La lune descendait alors à l’occident : un de ses rayons, pénétrant par la porte de la hutte, vint tomber sur le visage et sur le sein de Mila. La reine des nuits se montrait au milieu d’un cortège d’étoiles : quelques nuages étaient déployés autour d’elle, comme les rideaux de sa couche. Dans les bois régnait une sorte de douteuse obscurité, semblable à celle d’une âme qui s’entrouvre pour la première fois aux tendres passions de la vie. Le couple heureux tomba dans un recueillement d’esprit involontaire : on n’entendait que le bruit de la respiration tremblante de la jeune sauvage. Mais bientôt Mila :

— Il faut nous quitter ; l’oiseau de l’aube a commencé son premier chant ; retourne sans être aperçu à ta demeure. Si les guerriers te voyaient, ils diraient : « Outougamiz est faible ; les Illinois le prendront dans la bataille, car il fréquente la cabane des Indiennes. »

Outougamiz répondit : « Je serai la liane noire qui se détourne dans la forêt de tous les autres arbres et qui va chercher le sassafras, auquel elle veut uniquement s’attacher. »

Mila se couvrit la tête d’un manteau et dit : « Guerrier, je ne te vois plus. »

Outougamiz enterra le flambeau nuptial à la porte de la cabane, et s’enfonça dans les bois.

Le mariage fut célébré avec la pompe ordinaire chez les sauvages. Les deux époux souffraient de cet appareil, et se disaient : « Nous ne nous marions pas pour être heureux, puisque nos amis ne le sont pas. » Laissés seuls dans leur cabane nouvelle, ils y goûtèrent une joie digne de leur innocence. Ils pleurèrent aussi, comme ils en avaient fait le projet. Les larmes qui coulaient de leurs yeux descendaient jusqu’à leurs lèvres, et Mila disait en recevant les embrassements d’Outougamiz : « Ta bouche touche la mienne à travers les malheurs de René. »

Hélas ! le fidèle Indien allait verser bien d’autres pleurs ! Ce n’était pas assez pour le tuteur du soleil d’avoir perdu le frère d’Amélie auprès de la foule, de l’avoir fait condamner au conseil des vieillards, il le voulait frapper jusque dans le cœur d’un ami.

Le succès des complots d’Ondouré exigeait qu’Outougamiz assistât à la grande assemblée des sauvages, où le plan général devait être développé.

Si Outougamiz était absent de cette assemblée, il ne porterait point le joug du serment que l’on y devait prononcer, et il pourrait dans ce cas s’opposer au complot à l’instant de l’exécution.

Si Outougamiz ne croyait pas René coupable de trahison envers les Natchez, rien n’empêcherait le frère de Céluta aussitôt qu’il connaîtrait le secret de le confier au frère d’Amélie.

Il fallait donc, combinaison digne de l’enfer ! qu’Outougamiz fût enchaîné par un serment, et que, persuadé en même temps du crime de René, il se trouvât placé entre la nécessité de perdre son ami pour sauver sa patrie, ou de perdre sa patrie pour sauver son ami.

Le lendemain du mariage de l’héroïque ami et de la courageuse amie de René, le jour même où Mila, toute brillante de ses félicités, conversait avec