Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/132

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tion, les biches, les caribous, les bisons, les chevreuils, les orignaux, sortaient de leur retraite pour paître les savanes. Dans le lointain on entendait les chants extraordinaires des raines, dont les unes imitant le mugissement du bœuf laboureur, les autres le tintement d’une cloche champêtre, rappelaient les scènes rustiques de l’Europe civilisée, au milieu des tableaux agrestes de l’Amérique sauvage.

Les zéphyrs embaumés par les magnolias, les oiseaux cachés sous le feuillage, murmuraient d’harmonieuses plaintes, que Céluta prenait pour la voix des enfants à naître ; elle croyait voir les petits génies des ombres, et ceux qui président au silence des bois, descendre du firmament sur les rayons de la lune ; légers fantômes qui s’égaraient à travers les arbres et le long des ruisseaux. Alors elle adressait la parole à sa fille couchée sur ses genoux ; elle lui disait : « Si j’avais le malheur de te perdre à présent, que deviendrais-je ? Ah ! si ton père m’aimait encore, je t’aurais bientôt retrouvée ! Je découvrirais mon sein ; j’épierais ton âme errante avec les brises de l’aube, sur la tige humectée des fleurs, et mes lèvres te recueilleraient dans la rosée. Mais ton père s’éloigne de moi, et les âmes des enfants ne rentrent jamais dans le sein des mères qui ne sont point aimées. »

L’Indienne versait, en prononçant ces mots, des larmes religieuses, semblable à un délicieux ananas qui a perdu sa couronne, et dont le cœur exposé aux pluies se fond et s’écoule en eau.

Des pélicans, qui volaient au haut des airs, et dont le plumage couleur de rose réfléchissait les premiers feux de l’aurore, avertirent Céluta qu’il était temps de reprendre sa course. Elle dépouilla d’abord son enfant pour le baigner dans une fontaine où se désaltéraient, en allongeant la tête, des écureuils noirs accrochés à l’extrémité d’une liane flottante. La blanche et souffreteuse Amélie, couchée sur l’herbe, ressemblait à un narcisse abattu par l’orage, ou à un oiseau tombé de son nid avant d’avoir des ailes. Céluta enveloppa dans des mousses de cyprès plus fines que la soie sa fille purifiée ; elle n’oublia point de la parer avec des graines de différentes couleurs et des fleurs de divers parfums ; enfin, elle la renferma dans les peaux d’hermine, et la suspendit de nouveau à ses épaules par une tresse de chèvrefeuille : la pèlerine qui s’avance pieds nus dans les montagnes de Jérusalem porte ainsi les présents sacrés qu’elle doit offrir au saint tombeau.

La fille de Tabamica traversa sur un pont de liane la rivière qui lui fermait le chemin. Elle avait à peine marché une heure, qu’elle se trouva engagée au milieu d’un terrain coupé de flaques d’eau remplies de crocodiles. Tandis qu’elle hésite sur le parti qu’elle doit prendre, elle entend haleter derrière elle ; elle tourne la tête, et voit briller les yeux vitrés et sanglants d’un énorme reptile. Elle fuit, mais elle heurte du pied un autre monstre et tombe sur les écailles sonores. Le dragon rugit, Céluta se relève et ne sent plus le poids léger que portaient ses épaules. Elle jette un cri ; prête à être dévorée, elle n’est attentive qu’à ce qu’elle a perdu. Tout à coup les deux monstres, dont elle sentait déjà la brûlante haleine sur ses pieds, se détournent ; ils se hâtent vers une autre proie. Que les regards d’une mère sont perçants ! ils découvrent parmi de hautes herbes l’objet qui attire les affreux animaux ! Céluta s’élance, saisit son enfant, et ses pas, que n’aurait point alors devancés le vol de l’hirondelle, la portent au sommet d’un promontoire d’où l’œil suit au loin les détours du Meschacebé.

Victoire d’une femme, qui dira ton orgueil et tes joies ? L’astre des nuits, qui vient de dissiper dans le ciel les nuages d’une tempête, paraît moins beau que la pâle Céluta, triomphante au désert. Amélie avait ignoré le péril ; elle ne s’était pas même réveillée dans son lit de mousse ; sa parure conservait la fraîcheur et la symétrie. Chargée du berceau où l’innocence dormait sous des fleurs, Céluta avait accompli sa fuite, comme l’élégante Canéphore achevait sa course, sans déranger dans sa corbeille les guirlandes et les couronnes. Mais la frayeur, qui n’avait pu troubler l’enfant, avait exercé son pouvoir sur la mère ; le sein de Céluta s’était tari : ainsi, quand la terre est ébranlée par les secousses de l’Etna, disparaît une fontaine dans les champs de la Sicile, et l’agneau demande en vain l’eau salutaire à la source épuisée.

Que Céluta manquât de nourriture pour son enfant ; que son sein fût stérile, quand son cœur surabondait de tendresse, voilà ce que l’Indienne ne pouvait comprendre. Elle accusait sa faiblesse, elle se reprochait jusqu’à ses douleurs, jusqu’à l’excès de sa frayeur maternelle. Elle cherchait une cause à ce châtiment du Grand-Esprit : elle se demandait si elle avait cessé d’être fidèle à son époux, si elle avait aimé assez sa fille, si elle avait été injuste envers ses amis, si elle avait souhaité du mal à ses ennemis, si sa cabane, sa famille, sa tribu, son pays, les Manitous, les génies, n’avaient point eu à se plaindre d’elle. Les yeux levés vers le séjour du père nourricier des hommes, elle montrait au ciel son sein desséché, réclamant sa fécondité première, se plaignant d’une rigueur non méritée.

Tout à coup Amélie, déposée sur l’herbe, pousse un gémissement : elle sollicite le festin accoutumé ; ses mains suppliantes se tournent vers sa mère. Le désespoir s’empare de la sœur d’Outougamiz ; elle