Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/145

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deux cents neiges nous les combattons ; mais une injustice justifie-t-elle un meurtre ? Deviendrons-nous, en nous vengeant, semblables aux chairs blanches ? L’Iroquois est un chêne qui oppose la dureté de son bois à la hache qui le veut couper ; mais il ne laisse point tomber ses branches pour écraser celui qui le frappe. On n’est pas libre parce qu’on se dit libre : la première pierre de la cabane de la liberté est la vertu. J’ai dit.

« L’Iroquois avait cru qu’il s’agissait de s’associer pour lever la hache ; veut-on chanter la guerre à l’étranger, l’Iroquois se met à votre tête. Marchons, volons. L’Iroquois rugit comme un ours, il fend les flots des chairs blanches, il brise les têtes avec sa massue, il crie : « Suivez-moi au fort des blancs. » Il s’élance dans le fossé ; de son corps il vous fait un pont comme une liane pour passer sur le fleuve de sang, pour rendre la liberté aux chairs rouges. Voilà l’Iroquois, mais l’Iroquois n’est pas une fouine ; il ne suce pas le sang de l’oiseau qui dort. J’ai dit. »

L’orateur en prononçant la dernière partie de son discours imitait à chaque parole l’objet dont il empruntait l’image. Il disait : « Marchons, » et il marchait ; « volons, » et il étendait les bras. Il rugissait comme un ours, il frappait les pins avec son casse-tête, il montait à l’escalade ; il se jetait en arc comme un pont.

Des acclamations, les unes de joie, les autres de rage, ébranlent le bois sacré. Outougamiz s’écriait : « Voilà l’Iroquois, voilà Chactas, voilà moi, voilà René, voilà Céluta, voilà Mila ! »

Ondouré paraissait consterné : de ses desseins avortés il ne lui restait que le crime. Un Chicassaws, prenant impétueusement la parole, rompit l’ordre de la délibération, et rendit l’espérance au tuteur du soleil.

« Quoi ! dit ce Chicassaw, est-ce bien un Iroquois que nous venons d’entendre ? Le peuple qui devrait nous soutenir dans une guerre sacrée nous abandonne ! Si ces orgueilleux cyprès, qui portaient jadis leur tête dans le ciel, sont devenus des lierres rampants, qu’ils se laissent fouler aux pieds du chasseur étranger ! Quant au Chicassaw, déterminé à délivrer la patrie, il adopte le plan des Natchez. »

Ces paroles furent vivement ressenties par les Iroquois, qui donnèrent aux Chicassaws le nom de daims fugitifs et de furets cruels. Les Chicassaws répliquèrent en appelant les Iroquois oiseaux parleurs et loups changés en dogues apprivoisés. Toutes ces nations, se divisant, semblaient prêtes à se charger sur la pointe du roc, à se précipiter dans le lac avec l’eau du torrent et les débris du bûcher, lorsque les jongleurs parvinrent à obtenir un moment de silence. Le grand-prêtre des Natchez, du milieu des branches d’un pin dont il tient le tronc embrasse, s’écrie :

« Par Michabou, génie des eaux, dont vous troublez ici l’empire cessez vos discordes funestes ! Aucune nation présente à cette assemblée n’est obligée de suivre l’opinion d’une autre nation : tout ce qu’elle a promis, c’est le secret, et elle ne peut le dévoiler sans périr subitement. Trois opinions divisent le conseil : la première rejette le plan des Natchez, la seconde l’adopte, la troisième veut garder la neutralité. Eh bien ! que chaque peuple suive l’opinion à laquelle il se range, cela n’empêchera pas ceux qui veulent une vengeance éclatante de l’accomplir. Quand nos frères demeurés en paix sur leurs nattes verront nos succès, peut-être se détermineront-ils à nous imiter. »

La sagesse du jongleur fut louée et son avis adopté. Alors se fit la séparation dans l’assemblée : les Indiens du nord et de l’est, les Iroquois à leur tête, se déclarèrent opposants aux Natchez ; les peuples de l’ouest, les Mexicains, les Sioux, les Pannis, dirent qu’ils ne blâmaient ni ne désapprouvaient le projet, mais qu’ils voulaient vivre en paix ; les peuples du midi, et ceux qui, en remontant vers le septentrion, habitaient les rives du Meschacebé, les Chicassaws, les Yazous, les Miamis, entrèrent dans la conjuration. Mais tous ces peuples, quelles que fussent leurs diverses opinions, avaient juré sur la cendre des morts qu’ils garderaient un secret inviolable et tous déclarèrent de nouveau, avec cette foi indienne rarement démentie qu’ils seraient fidèles à leur serment.

« Le voilà donc décidé, le sort des blancs aux Natchez ! » s’écria Ondouré dans un transport de joie, en voyant le nombre considérable des nations du midi engagées dans le complot.

Jusqu’alors un rayon d’espérance avait soutenu le malheureux Outougamiz. mais quand un tiers de l’assemblée se fut déclaré pour le projet du tuteur du soleil, l’ami de René se sentit comme un homme dont le Créateur a détourné sa face. Il s’avance, ou plutôt il se traîne au milieu de l’assemblée : les uns, selon leur position, le voyaient comme une ombre noire sur la flamme du bûcher ; les autres l’apercevaient comme le génie de la douleur, à travers le voile mobile de la flamme.

« Eh bien ! dit-il d’une voix concentrée, mais qu’on entendait dans l’immense silence de la terre et du ciel, il faut que je tue mon ami ! C’est moi, sans doute, Ondouré, que tu chargeras de porter le coup de poignard. Nations, vous avez surpris ma foi ; hélas ! elle n’était pas difficile à surprendre ! Je suis simple ; mais ce que vous ne surprendrez pas, c’est l’amitié d’Outougamiz. Il se taira, car il a