Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/175

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ont disparu ; on n’aperçoit plus sur la pierre, autel de la vengeance, que le vieillard Adario, vêtu de la tunique de guerre, appuyé d’une main sur son casse-tête, tenant de l’autre un flambeau.

« Guerriers, dit-il, la liberté se lève, le soleil de l’indépendance, resté depuis deux cent cinquante neiges sous l’horizon, va éclairer de nouveau nos forêts. Jour sacré, salut ! Mon cœur se réjouit à tes rayons, comme le chêne décrépit au premier sourire du printemps ! Pour toi Adario a dépouillé ses lambeaux, il a lavé sa chevelure comme un jeune homme, il renaît au souffle de la liberté.

« Donnez trois poignards. »

Le sachem jette trois poignards du haut du roc.

« Jeunes guerriers, vous n’êtes pas assemblés ici pour délibérer ; vos sachems ont prononcé pour vous au rocher du Lac, dans le conseil général des peuples ; ils ont juré de purger nos déserts des brigands qui les infestent. Vous êtes venus seulement pour dévorer les ours étrangers. Le moment du festin est arrivé. Vous ne quitterez ces voûtes que pour marcher à la mort ou à la liberté. C’est la dernière fois que vous aurez été obligés de vous cacher dans les profondeurs de la terre, pour parler le langage des hommes.

« Donnez la hache. »

Adario jette à ses pieds une hache teinte de sang.

Un cri de surprise et de joie échappe au bouillant courage des jeunes guerriers. Adario reprend la parole :

« Tout est réglé par vos pères. Plongés dans le sommeil, nos oppresseurs ne soupçonnent pas la mort. Nous allons sortir de cette caverne divisés en trois compagnies, je conduirai les Natchez, et les mènerai, au travers des ombres, à l’escalade du fort. Vous, Chicassaws, sous la conduite de vos sachems, vous formerez le second corps, vous attaquerez le village des blancs au fort Rosalie. Vous, Miamis et Yazous, composant le troisième corps, guidés dans vos vengeances par Ondouré et par Outougamiz, vous détruirez les blancs dont les demeures sont dispersées dans les campagnes. Les esclaves noirs, qui comme nous vont briser leurs chaînes, seconderont nos efforts.

« Tels sont, ô jeunes guerriers ! les devoirs que vous êtes appelés à remplir. Il ne s’agit pas de la cause particulière des Natchez : le coup que vous allez porter sera répété dans un espace immense. À l’instant où je vous parle, mille nations, comme vous cachées dans les cavernes, vont en sortir comme vous pour exterminer la race étrangère ; le reste des chairs rouges ne tardera pas à vous imiter.

Quant à moi, je n’ai plus qu’un jour à vivre : la nuit prochaine j’aurai rejoint Chactas, ma femme et mes enfants : il ne m’a été permis de leur survivre que pour les venger. Je vous recommande ma fille. »

Il dit, et jette son casse-tête au milieu des jeunes guerriers.

Une acclamation générale ébranle les dômes funèbres : « Délivrons la patrie ! »

On vit alors un jeune guerrier monter sur la pierre auprès d’Adario : c’était Outougamiz ; il dit :

« Vous avez voulu me faire tuer le guerrier blanc, mon ami. Il n’est point arrivé : ainsi je ne le tuerai pas, mais je tuerai quiconque le tuera ! Vous voulez que j’égorge des chevreuils étrangers pendant la nuit ; je n’assassinerai personne. Quand le jour sera venu, si l’on combat, je combattrai. J’avais promis le secret, je l’ai tenu : dans quelques heures la borne de mon serment sera passée, je serai libre ; j’userai de ma liberté comme il me plaira. Guerriers, je ne sais point parler, parce que je n’ai point d’esprit, mais si je suis comme un ramier timide pendant la paix, je suis comme un vautour pendant la guerre : Ondouré, c’est pour toi que je dis cela : souviens-toi des paroles d’Outougamiz le Simple. »

Outougamiz saute en bas du rocher, comme un plongeur qui se précipite dans les vagues ; quelque temps après on le chercha, on ne le trouva plus.

Ondouré n’avait remarqué du discours du frère de Céluta que le passage où le jeune homme s’était applaudi de l’absence de René. Le tuteur du soleil ressentait de cette absence les plus vives alarmes ; il se voyait au moment d’exécuter le dessein qu’il avait conçu sans atteindre le principal but de ce dessein. Céluta, en dérobant les roseaux, pouvait s’applaudir d’avoir obtenu ce qu’elle avait désiré, d’avoir sauvé son époux. Il n’y avait aucun moyen pour Ondouré de reculer la catastrophe ; et, comme dans toutes les choses humaines, il fallait prendre l’événement tel que le ciel l’avait fait.

Les guerriers sortirent du lac souterrain, et, cachés dans l’épaisseur de la cyprière, ils se divisèrent en trois corps. Assis à terre dans le plus profond silence, ils attendirent l’ordre de la marche. Minuit approchait ; le dernier roseau allait être brûlé dans le temple.

Que différemment occupée était Céluta dans sa cabane ! Tressaillant au plus léger murmure des feuilles, les yeux constamment fixés sur la porte, comptant par les battements de son cœur toutes les minutes de cette dernière heure, elle n’aurait pu supporter longtemps de telles angoisses sans mourir. À force d’avoir écouté le silence, ce silence s’était rempli pour elle de bruits sinistres : tantôt