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« Disparaissez, race impure, ou je vous immole auprès de votre maître ! » Ces misérables, qui voyaient s’avancer une troupe de jeunes guerriers, amis du frère de Céluta, prennent la fuite.

Les guerriers survenus déplorèrent de si grands malheurs. « Allons ! leur dit Outougamiz, je reviendrai bientôt ici ; mais il faut que j’aille dire à Mila et à ma sœur ce que le Manitou d’or a fait. »

Céluta ne put entendre le récit de son frère ; à chaque instant on craignait de la voir expirer. Mila apprit la mort d’Ondouré avec indifférence. « C’était plus tôt, dit-elle, que tu devais donner cette pâture aux chiens. »

Outougamiz revint la nuit suivante chercher les restes sacrés du frère d’Amélie ; il les porta sur ses épaules au bas de la colline, creusa dans un endroit écarté une fosse qu’il ne voulut montrer à personne : il y déposa le corps de celui qui pendant sa vie n’avait cherché que la solitude. « Je sais, dit-il en se retirant, que je suis un faux ami : je t’ai tué ; mais, attends-moi, nous nous expliquerons dans le pays des âmes »

Le frère de Céluta n’avait plus rien à faire de la vie, mais il se voulait assurer que sa sœur n’avait plus besoin de lui, et que Mila se pouvait passer d’un protecteur.

Déjà la lune avait parcouru trois fois sa carrière depuis la catastrophe tragique, et Céluta, toujours près de rendre le dernier soupir, semblait sans cesse revivre. La coupe de la colère céleste n’était point épuisée ; le génie fatal de René poursuivait encore Céluta, comme ces fantômes nocturnes qui vivent du sang des mortels. Elle refusait pourtant toute nourriture : ses barbares amis étaient obligés de lui faire prendre de force quelques gouttes d’eau d’érable. Son corps, modèle de grâce et de beauté, n’était plus qu’un léger squelette, semblable à un jeune peuplier mort sur sa tige. Les longues paupières de Céluta n’avaient pas la force de se replier et de découvrir ses yeux éteints dans les larmes. Quand la veuve infortunée recouvrait la raison, elle était muette ; quand elle tombait dans la folie de la douleur, elle poussait des cris. Alors elle faisait des efforts pour écarter deux spectres qui voulaient la dévorer à la fois, Ondouré et le frère d’Amélie ; elle voyait aussi une femme qui lui était inconnue, et qui lui souriait d’un air de pitié du haut du ciel.

Témoin des maux de son amie, la courageuse Mila avait eu honte de ses propres chagrins : elle passait ses jours auprès de sa sœur, veillant à ses souffrances, la retournant sur sa couche, servant de mère à la fille de René. La tendre orpheline était déjà belle, mais sérieuse ; dans le sein de Mila, elle avait l’air d’une petite colombe blanche, sous l’aile du plus brillant oiseau des forêts américaines.

De temps en temps Outougamiz venait voir sa femme et sa sœur ; il s’asseyait au bord de la couche, prenait la main de Céluta, ou faisait danser Amélie sur ses genoux. Il se levait bientôt après, remettait l’enfant dans les bras de Mila, et se retirait en silence. Le jeune homme dépérissait : chaque jour son front devenait plus pâle et son air plus languissant ; il ne parlait ni de René, ni de Céluta, ni de Mila. Tous les soirs il visitait la petite urne de pierre remplie du sang de René, et l’on remarquait avec surprise que ce sang ne se desséchait point. Outougamiz laissait suspendu autour de l’urne le Manitou d’or, qu’il ne portait plus.

Un soir il était venu rendre sa visite accoutumée à sa sœur. Mila et plusieurs Indiennes étaient rangées autour du lit des tribulations : tout à coup, à leur profond étonnement, Céluta se soulève et s’assied d’elle-même sur sa couche. On ne lui avait point encore vu l’air qu’elle avait dans ce moment : c’était pour la douleur et la beauté quelque chose de surhumain. Elle baissa d’abord la tête dans son sein ; mais relevant bientôt son front pâle où s’évanouissait une faible rougeur, elle dit d’une voix assurée : « Je voudrais manger. »

Ces mots surprirent Outougamiz : c’étaient les premiers que Céluta eût prononcés depuis la nuit de ses malheurs, et elle avait constamment repoussé toute nourriture. Pensant qu’elle revenait de son désespoir et qu’elle se déterminait à vivre, les matrones firent une exclamation de joie, et s’empressèrent de lui porter du maïs nouveau. Mais Mila, regardant Céluta, lui dit : « Tu veux manger ? »

— Oui, repartit Céluta la regardant à son tour ; il faut à présent que je vive. »

Mila lève les mains au ciel et s’écrie : « Ô vertu ! »

Outougamiz, rompant lui-même son silence obstiné, dit : « Qu’avez-vous ? »

— Adore, reprit Mila : ce que tu vois ici n’est pas une femme ; c’est la compagne d’un génie. »

— Pourquoi le tromper ? dit Céluta. Mon ami, ajouta-t-elle en se tournant vers son frère, ma destinée s’accomplit au delà de moi : je viens de découvrir dans mon sein un fantôme né de la mort. » Outougamiz s’enfuit.

Céluta était mère : elle se résigna à la vie : dernier degré de vertu et de malheur où jamais fille d’Adam soit parvenue. Mais la nature ne s’élève pas ainsi au-dessus d’elle-même sans souffrir jusque dans sa source : le lendemain, aux rayons du jour, on s’aperçut que le visage de la veuve de René était devenu de la couleur de l’ébène, et ses